CARTE BLANCHE : Une histoire queer du flamenco

par Marie-Laure Rolland

Alors que le Flamenco Festival Esch n’a pas lieu cette année, La Glaneuse propose de prendre le temps de la réflexion en ouvrant ses colonnes à Fernando López. Ce danseur et chercheur vient de publier une thèse de doctorat au Département de danse de l’Université Paris VIII sur les espaces «marginaux» du flamenco.

 

Pourquoi une histoire «queer» du flamenco ?

Si j’utilise cet adjectif c’est, au moins pour deux raisons.

En premier lieu, parce qu’une de mes motivations principales en tant qu’artiste-chercheur a été de chercher, analyser et revendiquer des figures et des espaces «marginaux» du flamenco qui n’apparaissaient pas dans les manuels habituels sur cet art. Leur absence générait, à mon avis, une image déformée de qui, où et comment le flamenco avait été fait (et pourquoi) au long de son histoire récente.

Ce groupe de personnes «bizarres» inclut des artistes féministes, des travestis, des garçons manqués et des efféminés, mais aussi des gitans, des personnes porteuses de handicap physique ou intellectuel, des étrangers et des artistes «incompréhensibles» qui veulent exercer leur créativité  d’une autre manière, sans renoncer pour autant à la catégorie de «flamenco» : les contemporains.

Parmi ces différents artistes, plusieurs ont eu l’occasion de se produire au Luxembourg. On peut nommer Israel Galván, artiste invité par le Círculo Cultural Antonio Machado, qui présenta au Grand-Théâtre de Luxembourg La Edad de Oro et Arena en 2006 ; Marco Flores, danseur invité par la guitariste Antonia Jiménez à la 4ème édition du Festival Flamenco Esch (FFE) ; Rocío Molina, qui s’est présentée au Centre des Arts Pluriels, à Ettelbrück, en 2007 et au Grand-Théâtre de Luxembourg en 2009 ; Belén Mayaqui présenta son spectacle TR3S à la 6ème édition du FFE (2011); Manuel Liñán, qui présenta au Théâtre d’Esch Reversible, à la 13ème édition du FFE (2018), et qui s’était déjà présenté à la 8ème édition, en 2013; et finalement, Olga Pericet, qui présenta au Théâtre d’Esch son spectacle Rosa, metal y ceniza, à la 9ème édition du FFE, en 2014.

En deuxième lieu, ce qui est «queer» dans cette histoire est mon regard, que j’essaye de dévier pour parler du corps et, depuis le corps, en abandonnant des débats stériles sur la pureté et l’impureté. Je dépasse les anecdotes sur la vie des artistes qui n’ont aucun rapport avec les processus de création, ou les mythologies sur le «génie créateur» d’un ensemble d’artistes qui apparaissent présentés comme des prophètes et qui semblent faire de l’art délié de leurs collaborateurs et de leur contexte historique, économique et artistique : quand on vit et on raconte l’histoire de l’intérieur, en tant qu’artiste impliqué dans le milieu, on comprend que les choses sont beaucoup plus complexes que ça.

 Emancipation          

 Histoire Queer du Flamenco est le texte surgit d’une thèse-création que j’ai développé au Département Danse de l’Université Paris VIII entre 2015 et 2019. La thèse s’interrogeait sur le surgissement de la danse flamenca contemporaine en Espagne dans les années 1990-2000. Cette danse est ici analysée comme un phénomène artistique qui naît en réaction à la danse flamenca dite traditionnelle, produite dans des tablaos à partir des années 1950.

Les tablaos, qui offrent des spectacles de flamenco pour des touristes, sont analysés depuis le moment de leur création jusqu’à aujourd’hui. Cette étude s’est faite en rapport avec le café chantant,  l’ancêtre esthétique des tablaos (1850-1920), ayant comme perspective principale d’analyse celle des études de genre.

De cette hypothèse a surgi la création chorégraphique qui accompagne le texte de la thèse, et qui s’intitule Pensaor, un philosophe dans un tablao.

Dans le premier chapitre du livre, en jouant sur le double sens du mot « genre », je détermine à la fois l’instauration du genre « danse flamenca » et les déviations des normes de genre (esthétiques et sociales), qui surgissent de manière simultanée à son établissement.

En respectant un axe à la fois chronologique et thématique, j’analyse les continuités et les discontinuités entre deux dispositifs de « danse flamenca traditionnelle » : celui du café chantant (1850-1920) et celui du tablao (surgit en 1954) jusqu’à la mort du dictateur Franco en 1975, ainsi que les normes de genre auxquelles ils participent. 

 Dans le deuxième chapitre du livre, le focus est mis sur l’apparition de la « danse flamenca contemporaine », en explicitant les facteurs contextuels qui ont favorisé sa naissance entre 1975 et 1990.

La fin de la dictature franquiste en 1975 a permis l’apparition progressive de différentes compagnies et écoles de danse contemporaine en Espagne. Elles ont créé des nouveaux horizons esthétiques et des opportunités d’échanges artistiques.

Je développe aussi les motivations personnelles des artistes et les enjeux esthétiques à l’œuvre, en dialogue direct avec la « danse flamenca traditionnelle » telle qu’elle a été inventée par le dispositif du tablao et que j’ai analysée dans le premier chapitre: je parle du désir des artistes de proposer des spectacles plus conceptuels, où l’expérimentation par le mouvement a une place importante et où on peut exprimer des sensations «moins dures»  dans la palette expressive du flamenco : la fragilité, la douceur, la légèreté, etc.

 Ce phénomène a eu des conséquences esthétiques et communautaires chez les différents acteurs du milieu flamenco : d’un côté l’exclusion des artistes contemporains (impurs ou «bizarres») de la communauté flamenca traditionnelle, de l’autre l’accusation d’ignorance et de fermeture d’esprit de la part des artistes plus contemporains aux artistes plus traditionnels.  

Stratégies de survie

Dans le troisième chapitre du livre, en me focalisant sur une période beaucoup plus restreinte, de 2008 à 2018, qui correspond aussi à la période que j’ai vécue comme artiste, je montre les effets que la crise économique de 2008 a eus dans le milieu du flamenco et comment les artistes ont dû développer une diversité de stratégies de survie.

Cela s’est traduit par une complexification des positionnements esthétiques à partir des éléments construits pendant la période antérieure des années 1990 et 2000: principalement, le retour des artistes consacrés aux tablaos et la difficulté pour les artistes plus jeunes d’y accéder. Ceux-ci ont dû danser dans des petites salles alternatives du milieu underground, ou même dans la rue.

Le livre conclut avec une section nommée «furreteos», un mot en argot flamenco qui désigne les moments où les danseurs ou les musiciens flamenco font des erreurs et sortent du «compás», de la carrure rythmique. Dans cette dernière section je donne quelques pistes sur les éléments qui devraient venir compléter cette histoire «queer» du flamenco, en amorçant ce qui serait une histoire «handicapée» et «guiri» (étrangère) de ce genre. L’objectif est d’inclure et de revendiquer les artistes flamencos porteurs de hándicap, ainsi que les artistes étrangers dont l’esthétique échappe souvent à la norme imposée par un flamenco «espagnol-centré».

 Fernando López

 

 Biographie de Fernando López : Danseur flamenco, chorégraphe et philosophe.

Histoire Queer du Flamenco. Déviations, transitions et retours en danse flamenca (1808-2018) constitue le troisième livre de Fernando López publié en espagnol.

En 2015, il a gagné le 1er Prix de Recherche en Danse, donné par l’Académie des Arts Scéniques de l’Espagne et a publié Mirages de l’identité chorégraphique: esthétique et transformations de la «farruca» qui peut se télécharger gratuitement ici en espagnol.

De ce travail de recherche a surgi le spectacle Danser en Homme, sélectionné pour faire partie du Catalogue du Réseau National des Théâtres Publiques en Espagne en 2018. Le spectacle a tourné en Espagne ainsi qu’à Maracaibo (Venezuela), Miami, Düsseldorf et Paris.

En 2017, Fernando López a publié De puertas para adentro: dissidence sexuelle et dis-conformité de genre dans la tradition flamenca qui peut être téléchargé iciLe livre a été présenté pour la première fois au Festival Flamenco de Xérès de la Frontera et ultérieurement à la Bibliothèque Nationale d’Espagne. La présentation peut être visualisée ici.

 

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