Les visions pacifiques de Lemi Ponifasio

par Marie-Laure Rolland

Love to Death est le second volet d’une programmation proposée cette saison par le Grand Théâtre de Luxembourg, le Mudam et la Philharmonie autour du travail de Lemi Ponifasio. Cet artiste originaire de l’île de Samoa pulvérise les cadres pour recomposer de nouvelles perspectives à la fois politiques, culturelles et spirituelles.

par Marie-Laure Rolland

C’est une expérience marquante. La sensation d’être cloué à son siège par une proposition artistique aussi dépouillée que puissante. Love to Death nous transporte dans un univers qui utilise à la perfection les outils de l’art contemporain – danse, musique, vidéo – mais qui véhicule à travers eux un substrat archaïque fascinant et stimulant.

Territoire – identité – pouvoir

Le travail de Lemi Ponifasio, né en 1963 sur l’île de Samoa et arrivé à l’âge de 15 ans en Nouvelle-Zélande, est ancré dans la culture maorie et la spiritualité des peuples de l’Océan Pacifique. Fondateur en 1995 de la compagnie MAU (qui signifie «aspiration à la vérité» en samoan), il est l’auteur d’une œuvre interdisciplinaire prolixe et atypique, née de son travail en immersion au sein des communautés qu’il côtoie.

C’est ainsi qu’il a noué des liens avec les Mapuche, l’un des rares peuples indigènes du Chili à avoir survécu à la colonisation espagnole, et qui lutte toujours pour son autonomie. Love to Death fait le récit symbolique de cette oppression des peuples premiers en même temps qu’il exprime une quête de dépassement de cette emprise culturelle.

Même si le contexte historique et politique est très différent, cette pièce trouve un écho singulier au Luxembourg. Chez nous, les « indigènes » ont le pouvoir mais la société est traversée de tensions nées d’un  sentiment de menace de la culture autochtone, sur fond d’afflux d’étrangers dans le pays. On a pu en prendre la mesure encore récemment avec les polémiques qui ont entouré la sélection luxembourgeoise au concours de l’Eurovision, jugée par certains – le chanteur Serge Tonnar en tête – déconnectée de la culture et de la langue du pays pour se conformer à un mainstream globalisé.

Pour le peuple Mapuche comme pour nous se pose au fond la question du rapport entre territoire, identité et pouvoir : Quelle culture y est légitime ? Peut-on faire communauté par-delà les différences d’origine ?

La proposition artistique de Lemi Ponifasio suggère l’importance des rituels et de la spiritualité dans l’acculturation et comme moyen de transcender la violence. Or ceux-ci sont en perte de vitesse dans nos sociétés dites développées, fortement individualistes, où le terme de « communauté » renvoie le plus souvent à un groupe d’intérêts sur Facebook. À cet égard, il sera intéressant de suivre le projet The Manifestation que compte créer l’artiste au Luxembourg avec des « communautés » locales (à voir le 29 juin au Mudam).

Un minimalisme vibrant

Le plus fascinant dans l’œuvre de Lemi Ponifasio est la manière dont il articule un geste artistique minimaliste pour mettre en relief ces vastes questionnements. La danse y est présente, à petites touches percutantes, de même que la vidéo, la musique ou la lumière, pour former un tout intensément vibrant.

Love to Death met en scène deux femmes aussi différentes physiquement que dans leur gestuelle. La chanteuse mapuche Elisa Avendaño Curaqueo, petite silhouette arrondie recouverte d’une tunique noire, incarne ces mères Courage d’Amérique latine qui manifestent obstinément devant les photos de leurs enfants disparus pour demander des comptes aux autorités. La mélopée de son chant entêtant emplit l’espace et rythme ses petits pas de danse indigène vers un au-delà suggéré par les images cosmiques projetées sur grand écran en fond de scène.

Et puis, en contrepoint, il y a la danseuse chilienne de flamenco, Natalia García-Huidobro. Elle affiche à l’arrière de son sweet-shirt un CHILI conquérant en lettres capitales blanches sur fond noir. Le flamenco, danse du conquistador (même si formellement elle s’est développée après la colonisation), perd ici son caractère fougueux et séducteur pour se transformer en martellement oppresseur prêt à tout écraser sous sa botte, comme le suggère une vidéo qui projette l’image du dictateur Pinochet éructant l’un de ses discours.

« Love to Death » de Lemi Ponifasio (Photo : MAU)

Retour à la terre-mère

Mais que reste-t-il à la puissance lorsqu’elle se met à nu ? Le spectacle bascule en deuxième partie dans une sorte de chemin initiatique fortement symbolique. La femme littéralement dénudée se couche sur un monticule de terre noire comme la région des volcans où vivent les Mapuche, se laisse recouvrir d’un liquide blanc comme la neige qui coiffe les cimes de la Cordillère des Andes, rampe dans la peinture rouge comme le sang des victimes, avant d’être inhumée avec le drapeau national entre les racines d’un arbre à la silhouette de l’emblématique araucaria chilien. Vision cauchemardesque et sublime où in fine tout revient à la terre-mère, dans un cosmos dont nous sommes tous issus quelque soit notre origine.

Le jeu des lumières (signé Helen Todd) est époustouflant par sa manière de ciseler l’espace et les images qui s’y découpent, de faire apparaître et disparaître les personnages, de brouiller ainsi les repères spatio-temporels.

Cela se déploie sur fond d’une bande sonore (signée par Lemi Ponifasio) qui mêle bruits anxiogènes, mélopées humaines et atmosphère cosmique pour faire émerger une conscience nouvelle, où derrière les forces de mort peut s’ouvrir un espace pour une vie nouvelle.

Plus d’informations sur le Red Bridge Project de Lemi Ponifasio et les prochains rendez-vous en cliquant ici

 

Vous aimerez aussi

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.