ADH(A)ra de Rhiannon Morgan : au nom du père

par Marie-Laure Rolland

Plus de deux ans après la première représentation d’ADH(A)ra, la danseuse et chorégraphe en a présenté une version radicalement différente, en abordant frontalement le traumatisme du suicide de son père.

par Marie-Laure Rolland

Cette fois elle lâche tout. Ses peurs, ses doutes, ses questions en suspens, sa douleur. Et aussi sa soif de vivre malgré tout. C’est l’histoire d’un père trop tôt disparu – elle n’avait que six ans. C’est un deuil qui n’a pas eu lieu et qui revient en boomerang.

Il aura fallu à Rhiannon Morgan deux ans et demi de maturation, après dix ans de recherche et de cheminement, pour arriver à cette nouvelle version d’ADH(A)RA que le public a pu découvrir dans le cadre du Monodrama Festival à la Banannefabrik de Luxembourg. Une performance extrêmement forte, où vibrait l’émotion d’avoir osé franchir ce pas énorme tant personnellement que professionnellement.

Sur le seuil

J’avais vu la première version de la pièce en octobre 2020 au Centre de création chorégraphique de Luxembourg (TROIS-CL). Rappelez-vous : nous étions encore masqués, les jauges des théâtres étaient limitées et un gros point d’interrogation planait sur l’avenir. Son ADH(A)ra était alors une pièce dansée très structurée, en cinq mouvements circulaires inspirés de la philosophie orientale. « Une tentative d’enlever les cinq couches qui nous empêchent d’être nous-même », disait-elle.

La gestuelle, très écrite sur une dynamique fluide et circulaire, était intéressante. Néanmoins l’exercice de style, trop contraint, peinait à trouver un sens et s’enlisait un peu dans l’abstraction. Je n’y retrouvais pas l’authenticité fougueuse de cette danseuse luxembourgeoise, aux racines grecques et anglaises, dont je suis le parcours depuis plusieurs années.

Ses mots lors de notre entretien montrent qu’elle savait ce qu’elle cherchait : « la vie en société impose souvent de porter des masques pour pouvoir fonctionner. Que ce soit au sein de sa famille, à l’école, au travail… Je me suis demandée quels sont les masques que je me suis créé au fil du temps. Mais aussi, serais-je capable de m’accepter sans ces masques ? »

A voir la version de 2023, on comprend qu’elle était restée sur le seuil. Elle avait la volonté de se débarrasser de ses couches superficielles mais pas la force d’aller jusqu’à se confronter à la question fondamentale du deuil de son père, sujet tabou au sein de sa famille. Il lui fallait continuer à faire bonne figure, coûte que coûte. Paraître en oubliant son être.

Lâcher-prise

Le chemin parcouru depuis lui a permis de trouver les outils pour mener à bien son projet, mais aussi les collaborateurs pour l’accompagner. Rhiannon Morgan a multiplié ces dernières années les incursions dans le monde du théâtre et poursuit une formation en art dramatique au Conservatoire de Luxembourg. On l’a vue dans des mises en scène de Myriam Muller et de Renelde Pierlot, et notamment Let me die before I wake (2021), une impressionnante pièce inspirée par la pandémie, qui plaçait le public au coeur d’une cérémonie d’obsèques.

Dans ADH(A)ra, elle se met en scène dans un registre hybride, au carrefour de la danse, du théâtre dansé et du théâtre pur. Celui-ci permet de rassembler, de mettre en perspective et d’une certaine manière à distance un langage gestuel hyper expressif et émotionnel, qui n’est pas sans faire écho à la tradition des lamentations qui a accompagné l’histoire de l’humanité.

La scène est divisée par une ligne blanche en quatre espaces de vie, qui symbolisent aussi l’espace mental de la danseuse. On la voit affalée sur une chaise à s’empiffrer de corn-flakes, comme anesthésiée et dépourvue de toute énergie. Et puis elle se relève, s’habille, tente de faire bonne figure tandis que son visage se déforme et que ses cheveux se dressent sur sa tête. Elle se retranche dans ses souvenirs (une installation de photos suspendues au plafond), ses colères, ses douleurs. Revient à la chaise. Se redresse et recommence son parcours circulaire qui symbolise le deuil.

Certaines phrases chorégraphiques créées pour la première version se retrouvent dans la deuxième, mais avec une toute autre tonalité. Leur côté répétitif, obsessionnel, en offre une lecture beaucoup plus névrotique.

Temps suspendu

L’un des temps forts d’ADH(A)ra est le monologue tout en délicatesse et contrastes signé par le compagnon de Rhiannon Morgan, Antoine Colla. Écrit à la deuxième personne du singulier, c’est une déclaration d’amour au père disparu en forme de règlement de comptes pleine de points de suspension et d’interrogation. Une parenthèse de temps suspendu dans la pièce. Être capable de le dire face au public sans trembler, après les intenses séquences dansées, est une gageure.

Lors de la première, Rhiannon Morgan a mis ses tripes sur scène et renoué avec son être profond. On peut se brûler à un tel exercice cathartique. Toujours est-il que grâce au filtre de la mise en scène, mais aussi parce qu’elle a laissé le temps faire son oeuvre, elle est parvenue à donner une universalité à son propos.

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