La famille des arts de la scène luxembourgeois s’est retrouvée au Théâtre des Capucins pour une première cérémonie officielle de remise de prix réunissant à la fois le théâtre et la danse. La soirée, chaleureuse et bien rythmée, a couronné Elisabeth Schilling pour la danse et Frank Feitler pour le théâtre. Les artistes ont profité de l’occasion pour passer quelques messages.
par Marie-Laure Rolland
C’est le cadre intime du théâtre des Capucins qui a accueilli vendredi 17 septembre la sixième édition du Lëtzebuerger Danzpräis (Prix luxembourgeois de la danse), couplé cette année à la première édition du Theaterpräis (prix du Théâtre).
Cette initiative, impulsée par la ministre de la Culture Sam Tanson, vise à braquer les projecteurs sur une scène artistique très dynamique mais encore mal connue du grand public. Malgré la pandémie, une centaine de créations théâtrales ont pu voir le jour ces deux dernières années. Côté danse, on en a compté 14 la saison passée, contre quatre à cinq pour les bons crus des années précédentes. L’absence de tournées internationales a ouvert un boulevard pour les artistes du pays.
Pas de bling bling pour cette première cérémonie, mais une soirée très réussie grâce à l’animation drôle et piquante de la conteuse Betsy Dentzer, mise en scène par Fábio Godinho. Celui-ci a évité le kitsch en misant sur une esthétique pop avec pluie de confettis et spots multicolores, fumigènes et vidéos. L’un des clous de la soirée aura été un medley des contes de Perrault revisités, où le grand-méchant loup se voyait « envoyer dans la gueule » la proposition de nouvelle grille tarifaire des professionnels du spectacle vivant. La précarité dans ce secteur n’est pas un mythe, malgré les progrès réalisés depuis l’arrivée aux commandes de la nouvelle ministre Sam Tanson en 2019.
Autre moment de bonne humeur dans l’assistance : le président de la Theater Federatioun et directeur du Mierscher Kulturhaus, Claude Mangen, a remis à la Grande-Duchesse un sac contenant tous les programmes de la saison 2021-2022 dans les théâtres, l’encourageant à y venir ainsi que ses enfants et petits-enfants. Chacun sait que, pour l’instant, la famille grand-ducale connaît principalement le chemin de la Philharmonie et du Mudam, avec parfois de – rares – incursions au Grand Théâtre…
Le Theaterpräis pour Frank Feitler
Le choix de Frank Feitler pour le premier Prix national de Théâtre fera chaud au cœur de tous les passionnés de danse. Lorsqu’il est arrivé aux commandes du Grand Théâtre de la ville de Luxembourg en 2001, cet homme de théâtre a eu aussi l’ambition de faire de sa maison un lieu de référence sur la scène de la danse contemporaine internationale. Une vision qu’il a portée jusqu’à son départ en 2015.
Chacun a gardé des souvenirs singuliers de ces moments aussi forts qu’éphémères vécus grâce à lui. Pour ma part, Frank Feitler m’a offert la découverte fascinante du travail d’Anne Teresa de Kersmaeker et en particulier la création mondiale de « Pendulum Music » sur une musique de Steve Reich en 2007, ou encore la reprise de sa première pièce mythique, « Fase », en 2012. Je me souviens du face à face entre Sylvie Guillem et Akram Kahn en 2007 et, cette même année où Luxembourg était la capitale européenne de la Culture, la fabuleuse chorégraphie architecturale de Sasha Waltz dans « Insideout ». Je peux aussi citer le très baroque « On danse » de la compagnie Montalvo-Hervieu en 2005, l’épure de la chorégraphie de Jiri Kylian « Toss of a dice » dansée par le Nederlands Dans Theater en 2006, l’exigeant « Hymnen » dansé par le Ballet de Lorraine sur une musique de Stockhausen en 2008, le « Sacre » de Stravinsky revu par Michael Clarke en mode punk en 2008, la rencontre entre Eric Gauthier et Egon Madsen dans « Don Quichotte » en 2008, la collaboration de la compagnie d’Angelin Preljocaj et du Bolchoï dans « Suivront mille ans de calme » d’après l’Apocalypse selon Saint Jean en 2010, l’autobiographie dansée de la grande chorégraphe sénégalaise Germaine Acogny en 2012, le projet « Badke » dansé par 10 interprètes palestiniens en partenariat avec le KVS et les Ballets C. De la B en 2014. Et tant d’autres…
Frank Feitler reçoit le Theaterpräis 2021 des mains de Sam Tanson (photo: La Glaneuse)
La barre a vraiment été mise très haut, créant une dynamique qui a entraîné dans son sillage toute la scène chorégraphique nationale.
Le Danzpräis pour Elisabeth Schilling
Parmi cette scène contemporaine émergente depuis une vingtaine année, le Danzpräis a distingué lors de cette édition la chorégraphe et danseuse Elisabeth Schilling. Celle-ci a reçu avec émotion son prix des mains de la Grande-Duchesse Maria Teresa, elle-même danseuse dans sa jeunesse (comme me l’a confirmé Christiane Eifes, qui lui a donné des cours de danse classique au moment de son arrivée au Luxembourg et indique qu’elle avait « un très bon niveau »).
Elisabeth Schilling est la sixième lauréate du prix, remis tous les deux ans depuis 2011 et doté désormais de 10.000 euros. Elle succède à Sylvia Camarda (2011), Giovanni Zazzera (2013), Anne-Mareike Hess (2015), Simone Mousset (2017) et Jill Crovisier (2019).
Ce prix récompense un chorégraphe ou danseur reconnu sur le plan national, qui s’est particulièrement distingué dans son domaine depuis au moins cinq ans, sans limite d’âge (alors que précédemment une limite était fixée à 35 ans).
Le jury 2021 était composé de Jill Crovisier (lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis 2019), Anouk Wies (responsable de la programmation culturelle du Cercle-Cité), Ivan-Vincent Massey (directeur du Grand Studio à Bruxelles), Raymond Weber (ancien directeur du ministère de la Culture au Luxembourg) et moi-même (critique de danse et éditrice de laglaneuse.lu). Le président du jury, Raymond Weber, a expliqué devant l’audience ce choix d’Elisabeth, qui s’est fait à l’unanimité :
« Cette artiste, née à Wittlich, en Allemagne et formée, notamment, à la London Contemporary Dance School, a su convaincre tant les experts et les critiques spécialisés qu’un public de plus en plus nombreux, par ses talents remarquables de danseuse et de chorégraphe, auxquels s’ajoutent un travail de curatrice pour des expositions et de coordinatrice pour des symposiums et des publications, sans oublier ses interventions de pédagogue et de formatrice.
Dans ses dernières créations, telles que Sixfold (2017), Felt (2019), Invisible Dances : Art after Lockdown (2020) et, surtout, Hear Eyes Move. Dances with Ligeti, performance réalisée avec la pianiste Cathy Krier (2021), Elisabeth Schilling incarne à merveille son ambition artistique et culturelle autour du « manifold body », décliné dans ses six dimensions que sont l’espace, l’imaginaire, la résonance, le rythme, la transition comme catalyseur de la créativité, la texture/intensité. »
On peut noter qu’Elisabeth Schilling est artiste en résidence au Trifolion d’Echternach depuis le début de cette année et jusqu’en 2023. Sa prochaine création, à découvrir en 2022, se développera autour de la Partita de Bach. En 2023, elle reviendra à Ligeti pour un nouveau projet.
Le prix Talent Émergent pour Catherine Elsen
La cérémonie a aussi été l’occasion de distinguer une jeune artiste pluridisciplinaire dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Il s’agit de Catherine Elsen, prix Nowuestalent (Talent émergeant).
Elle m’avait fait forte impression dans Love, Death & Polar Bears en 2019. J’avais aussi pu la voir dans Soul-Scapes avec Tania Soubry en 2018 . C’est une artiste multitalent dotée d’une forte personnalité et qui n’a pas peur de faire tomber les barrières traditionnelles du spectacle vivant. À suivre, donc…
Les autres prix décernés au cours de la soirée :
Lauréate dans la catégorie « Theaterpräis – Op der Bün » (Prix Sur la scène) : Marie Jung et François Camus (duo – actrice & acteur) pour leur performance dans La Peste mis en scène par Frank Hoffman.
Lauréate dans la catégorie « Theaterpräis – Hannert der Bün » (Prix Derrière la scène): Anouk Schiltz (scénographe & costumière)