Le travail de tissage d’Elisabeth Schilling

par Marie-Laure Rolland

Cela faisait dix ans qu’elle en rêvait. Pour sa première pièce de groupe, qui réunit cinq danseurs, la chorégraphe Elisabeth Schilling nous entraîne au cœur des 18 études pour piano de György Ligeti, interprétées sur scène par Cathy Krier. Un défi musical ainsi que chorégraphique, et une réussite à tous points de vue.

par Marie-Laure Rolland

Il en faut du courage pour créer par temps de pandémie. Aussi les applaudissements chaleureux du public, à l’issue de la Première de Hear Eyes Move le 1er juillet au Grand Théâtre de Luxembourg, avaient-ils une tonalité particulière. Parce qu’il y avait une « suspicion de cas contact dans l’équipe », les cinq interprètes ont dû danser masqués. Quelques séquences, trop intenses, ont aussi été supprimées. C’était cela ou annuler les représentations, après un premier report en décembre dernier. 

Cette fois, l’équipe n’a rien voulu lâcher, quitte à accepter les compromis. On peut voir dans cette détermination, cette ténacité, cette créativité pour s’adapter aux circonstances, la marque de fabrique du travail d’Elisabeth Schilling, qu’on avait déjà remarqué dans deux solos hors du commun : Sixfold (2017) et Felt (2019).

Les liens du geste et de la musique

La clé de voûte de la pièce est la suite des 18 études pour piano de Ligeti. Ce monument du répertoire contemporain, composé entre 1985 et 2001, fait la synthèse de multiples techniques et influences sonores où résonnent des échos venus du monde entier. C’est une œuvre extrêmement riche, à la fois puissante et subtile, d’où jaillit un grand flux de paysages sonores et émotionnels, pour peu que l’oreille non avertie ne soit pas effrayée par  ses dissonances et sa polyrythmie.  

Puiser à une telle source pour trouver son inspiration est tentant pour une chorégraphe. Encore faut-il avoir le cran de se jeter à l’eau, sans craindre de se noyer. Hear Eyes Move prouve que la minutieuse préparation du projet par la chorégraphe a porté ses fruits. Et comme ils sont savoureux !

L’intensité de la pièce tient aussi à la présence sur scène de la pianiste Cathy Krier. Enchaîner les 18 études d’affilée, plusieurs soirs de suite, est une gageure. A ma connaissance, c’était une première pour le Luxembourg. Mais on connaît le goût et le talent de Cathy Krier pour s’intégrer dans des projets scéniques un peu fou, sans parler de sa passion pour Ligeti. La proposition d’Elisabeth Schilling ne pouvait que la tenter.

La pianiste relève le défi haut la main, dans une interprétation envoûtante qui reflète sa maîtrise de l’architecture musicale complexe de la pièce du compositeur hongrois. Elle ouvre de multiples fenêtres sonores, très contrastées, dans lesquels s’engouffrent les danseurs pour dessiner un superbe tableau où se tissent les liens du geste et de la musique.

Un invisible fil

La pièce se déploie par chapitres, entrecoupés de respirations durant lesquelles les danseurs continuent à danser sans musique, ou vice-versa. Ce travail de transition, très soigné, offre la tension qui donne un cadre à l’ensemble.

Sur la scène blanche, les cinq interprètes sont vêtus d’une tenue noire relevée par différentes couleurs distinctives (signée Michèle Tonteling, comme la superbe scénographie). Elisabeth Christine Holth, Piera Jovic (qui dévoile ici toute sa technicité, au-delà de la présence scénique qu’on lui connaît déjà), Brian Ca, Valentin Ganiot, Natalia Gabrielczyk et Cree Barnett-Williams semblent reliés par quelque fil invisible qui les maintient dans un subtil jeu d’interactions, en résonnance avec la musique. Lorsque celle-ci se fait plus dense, les corps se regroupent en matériau compact. Lorsqu’elle s’allège, les fils semblent se distendre dans une géométrie en expansion, autorisant la formation de solos ou duos qui évoluent dans l’espace, au diapason du flux sonore.

Corps multiple

Ce même travail de texture se retrouve dans les gestes. Les mouvements sont précisément dessinés par des corps extrêmement agiles et réactifs qui pivotent, se courbent ou se tendent en extension. Les gestes font la part belle aux bras et aux rotations. Il sont le plus souvent aérien, comme projetés vers les deux rampes blanches qui s’élèvent en fond de scène (l’une dans l’axe des danseurs, l’autre dans celui du piano). Il y a aussi des arrêts des corps au sol, comme des parenthèses de temps suspendu.

Il y a beaucoup de grâce et de vivacité dans cette écriture, un substrat de classicisme sur lequel se déploient des expressions contrastées, tranchées ou souples, tendues ou relâchées, réglées au millimètre et remarquablement exécutées par un collectif en symbiose avec la pianiste.

Dans le catalogue publié en contrepoint de la pièce, Elisabeth Schilling indique qu’avec travers Hear Eyes Move, elle concrétise sa théorie du « Corps multiple ». Cette recherche chorégraphique combine différentes dimensions : la place du corps dans l’espace, sa dimension relationnelle, son imagination, sa résonnance aux énergies extérieures, sa musicalité, sa créativité, sa texture.

Finalement, tout cela s’efface dans une sensation simple : ce qui se joue là exprime quelque chose à la fois de juste et de vibrant, les clés qui permettent de pénétrer l’univers d’une oeuvre musicale fascinante, qui prend forme sous nos yeux.

 

La pièce sera présentée au Kunstfest Weimar  la première semaine de septembre et au Moselmusikfestival les 2 et 3 octobre 2021. 

Voici le teaser : 

 

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