«Nelken» de Pina Bausch : une moisson d’émotions intactes

par Marie-Laure Rolland

15 ans déjà que la grande dame de Wuppertal nous a quittés mais on a pu entendre son cœur battre sur la scène du Grand Théâtre de Luxembourg. Sa compagnie, désormais sous la direction du Français Boris Charmatz, y a dansé l’une des pièces iconiques de son répertoire.

Par Marie-Laure Rolland

C’est la pièce aux 8000 œillets roses plantés sur le sol noir de la scène. Impossible de retenir un « waouh ! » en entrant dans la salle de spectacle. Cette scénographie spectaculaire (la première collaboration de Pina Bausch avec Peter Pabst après le décès de son mari, Rolf Borzik) est un coup de génie sur lequel pouvait se déployer l’imagination sans borne de la chorégraphe pour explorer les relations entre les êtres humains.

Quarante ans après sa création (qui a connu plusieurs versions entre 1982 et 1987), Nelken n’a pas pris une ride. Ses couleurs et sa fraicheur brillent de mille feux, sans doute parce que la pièce ne se rattache à aucune référence sous-jacente que les générations suivantes ne sauraient décrypter, aucun concept tombé en désuétude. Pina Bausch y ausculte – métaphoriquement mais aussi littéralement par le truchement d’un micro – le cœur de ses contemporains, qui est de la même chair que le nôtre.

Au fil des 1h50 de spectacle, la superposition des tableaux teinte l’image métaphorique du jardin d’Eden de l’ambiguïté des relations interpersonnelles et des jeux de pouvoir qui menacent de tout saboter. Cela offre une vision à la fois clairvoyante et sans concession, qui ne cède pas au désespoir. L’ironie n’y est pas grinçante mais bienveillante. Cet humanisme viscéral explique pourquoi l’œuvre de Pina Bausch peut nous toucher au plus profond, par-delà les générations.

La chute du mur

Nelken est l’une des pièces les plus pétillantes et débridées de celle qui a porté à son sommet la danse-théâtre, inspirant des générations de chorégraphes après elle.

Il flotte dans cette pièce une envie de bonheur incarnée par le rose des œillets, les couleurs pastel des robes portées indifféremment par les femmes et les hommes, les danseurs-lapins bondissants sur le tapis de fleurs, les jeux de 1-2-3 soleil et la fameuse « Nelken Line » rythmée par le West End Blues de Louis Amstrong.

C’est un monde en soi, dans lequel on s’immerge d’autant plus facilement que disparaît très vite la barrière entre la représentation et la réalité. Pina Bausch n’a pas attendu la mode des spectacles « participatifs » pour faire tomber le mur invisible qui sépare la scène et la salle.

Des danseurs viennent chercher des spectateurs et les entraînent quelques instants on ne sait où. Ils nous apprennent une manière inédite de prendre ses voisins dans les bras (mon positionnement stratégique m’aura permis d’avoir trois hugs de danseurs descendus de la scène).

Pour ceux qui douteraient que tout ceci soit bien de la danse (quelques spectateurs ont quitté la salle un peu trop tôt), une drolatique démonstration de danse classique interprétée par Simon Le Borgne, également danseur à l’Opéra de Paris, vient remettre les points sur les i. Sans oublier la scène finale de la photo de groupe où les danseurs, les bras levés en cinquième position, regardent le public avec un air de défi amusé.

Tentative de sabotage

« Nelken » de Pina Bausch (photo: Uwe Stratmann)

Les interprètes avancent tout d’abord à petits pas précautionneux pour ne pas abîmer l’harmonie du jardin d’oeillets. Puis le tempo s’accélère dans une succession de scènes plus improbables les unes que les autres jusqu’au point d’orgue d’une séquence d’anthologie. C’est une bacchanale totalement burlesque et anarchique où les fleurs s’écrasent sous les pieds des danseurs, de leurs fauteuils qui virevoltent, de l’échafaudage d’où quatre hommes se jettent sur une pile de cartons sous les hurlements d’une femme épouvantée. C’est hilarant et sidérant à la fois.

Comme toujours chez Pina Bausch, une image en cache une autre. Les protagonistes jouent de leurs humeurs et intentions comme d’un yoyo, entre rapprochements et menaces, bagarres et réconciliations, euphorie et dépression.

Le glissement tient à un fil, celui de l’interprétation de la vingtaine de danseurs – et quatre cascadeurs – qui sont aussi de fortes personnalités aux profils contrastés. La retransmission de Nelken par Silvia Farias Heredia et Eddie Martinez permet de rester fidèle à l’intention de la chorégraphe, et le superbe casting réuni par le nouveau directeur artistique du Tanztheater Wuppertal, Boris Charmatz, confère à la pièce une singularité dénuée de toute nostalgie.

Lire aussi ma critique de Kontakthof de Pina Bausch

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