Les amis qui m’accompagnent voir des spectacles de danse contemporaine sont souvent gênés à la sortie d’un spectacle, lorsque je leur demande ce qu’ils en ont pensé. Ma consoeur Paula Telo Alves a accepté de se prêter au jeu. Notre soirée taïwanaise au Théâtre d’Esch a pris un tour imprévu.
De Taïwan au Cap Vert sans quitter Esch
par Paula Telo Alves
Ne pas avoir les codes pour déchiffrer le langage chorégraphique n’empêche pas son appréciation, un peu comme on peut aimer les peintres flamands sans avoir étudié l’histoire de l’art. Moi, je n’y comprends rien, mais je me dis que, de toute manière, c’est toujours sur la condition humaine – une boutade qui permet de m’affranchir de mon ignorance de cet art, découvert relativement sur le tard, pour profiter uniquement du rythme et de l’émotion.
« Rage » est l’une des deux pièces du jeune chorégraphe taiwanais Po-Cheng Tsai, pour la compagnie B Dance, qui a été présentée samedi soir au Théâtre d’Esch. Elle inquiète en même temps qu’elle fascine et émeut.
Une femme va d’homme en homme, de femme en femme, les embrasse, les repousse, sans réussir à trouver des bras qui répondent au besoin de rencontrer l’âme soeur, un port d’abri. Elle finit par se faire attaquer et mourir, en convulsions. Son corps est traîné par les danseurs qui essayent, semble-t-il, de la raviver. À plusieurs reprises, le groupe se dirige vers le devant de la scène et se fige dans un cri silencieux. Une image qui m’a fait penser au tableau homonyme d’Edvard Munch, multiplié par huit danseurs, ou au chœur de la tragédie grecque, avec des échos des visages histrioniques présents dans les chorégraphies de Hofesh Shechter et de Jill Crovisier (qui, comme je l’ai appris ensuite, a signé une pièce en 2018 pour la compagnie B Dance).
La beauté et la fluidité de la chorégraphie, l’harmonie des danseurs, ne font pas oublier la violence du récit : ces gestes gracieux des mains qui, convertis en poignard, finissent par tuer la femme.
Mes perceptions sur la pièce – mes projections? – ne sont-elles pas entièrement à côté de la plaque ? S’agit-il de la quête de l’amour, la violence contre les femmes, la déconnection entre êtres humains, le patriarcat ? Nous en avons discuté avec le chorégraphe, après le spectacle. La réponse était inattendue. Il s’est inspiré d’une affaire qui a bouleversé Taiwan, il y a six ans : une petite fille de quatre ans tuée en pleine rue, devant sa mère, décapitée avec un couteau au milieu de la foule. Un meurtre au hasard, commis par un fou.
Les uns et les autres
La salle du théâtre avait beau être pleine : il me semble que la danse contemporaine reste assez exclusive. Comment l’expliquer ?
L’écrivain et journaliste Roger Vailland (1907-1965) défendait que la pratique des sports et des arts, en tant qu’amateur, contribuerait à former des publics informés : on évalue mieux l’effort au Tour de France si on fait du cyclisme. Comme corollaire, les disciplines qui n’ont pas de pratiquants en dilettante se figent dans un univers distant, élitiste. Tant bien que mal, on chante tous sous la douche, ce qui expliquerait que nous soyons capables d’apprécier la musique. Par contre, on ne danse pratiquement plus – à l’exception des incursions en boîte de nuit, mais on peut difficilement encore appeler ça danser, ces corps raides qui bougent peu ou pas. La fin des bals, cette disparition du quotidien, expliquerait, selon le romancier français, que la danse soit devenue un art élitiste.
À la sortie du théâtre, la place du Brill offre un démenti à Vailland : convertie en salle de bal à ciel ouvert, y dansent une trentaine de personnes issues de la communauté cap-verdienne. Un groupe joue des chansons de Césaria Évora et nos pieds se mettent automatiquement à bouger. Le scénario est féerique: des lumières rouges, comme dans un cabaret, illuminent des cabanons destinés à de multiples usages. Une « architecture éphémère » qui comprend un bar, une « permanence créative », une « oppen plaatz » pour recueillir des histoires des habitants de la ville. La volonté d’ouverture aux communautés étrangères s’affiche avec la traduction des panneaux en plusieurs langues, y compris le portugais.
Vincent Muteau, un des membres du Komplex Kapharnaum, le collectif d’artistes français responsable pour l’animation du quartier – une initiative dans le cadre de Esch2022, Capitale européenne de la Culture -, nous sert de guide. Il nous parle de la photo agrandie d’une femme, suspendue au milieu de l’agora temporaire: c’est Gabriela, Miss Luxembourg 1964, qui a décidé de participer au concours pour essayer de remporter le prix, un simple mais convoité maillot de bain. L’histoire lui a été racontée par le fils de la belle, décédée récemment.
Mixer ou ne pas mixer
Chaque soir, jusqu’au 27 mars, les habitants d’Esch peuvent prendre le micro et raconter leurs histoires, écrire ou dicter leurs témoignages, ou simplement boire un verre au café et échanger avec les artistes. Cette nuit est dédiée à la communauté cap-verdienne, d’autres sont prévues.
Un portugais, sociologue, bière à la main, dicte la phrase que Vincent écrit sur son Mac et projette tout de suite sur le panneau derrière le groupe, qui joue maintenant « Saudade »: « Esch c’est la seule ville normale au Luxembourg ». On comprend: avec ses cicatrices industrielles, son passé d’immigration, l’abandon auquel elle a été vouée depuis des années, Esch n’est pas vernie, arbore une certaine authenticité. Délaissée, la ville a certes gagné la patine du temps, mais ne faudrait-il pas lui trouver aussi un avenir ?
Une des idées derrière cette installation temporaire pour dynamiser le quartier populaire du Brill, souffrant de la mauvaise réputation acollée aux quartiers pauvres, est le « remix », le slogan d’Esch2022. Mais si l’objectif était de « remixer » les différentes cultures et nationalités, ça a été, pour cette nuit au moins, un échec : la grande majorité du public était issue du Cap Vert, des immigrés et ouvriers. On y a vu un ou deux jeunes avec leurs barbes de hipster, attirés par l’insolite de l’initiative.
Les bourgeois de la ville, par contre, sont restés chez eux, en cette nuit froide, ou peut-être étaient-ils au spectacle de danse taiwanais et sont-ils rentrés sans passer par la place du Brill. Un détour qui valait pourtant la peine, dans un endroit où la culture se faisait vraiment participative, où chacun pouvait être acteur et spectateur, et où l’on pouvait, chose toute aussi importante, être heureux, comme dans un songe d’une nuit avant le printemps.