Il y avait un grand absent à la cérémonie bisannuelle de remise des prix de la danse et du théâtre, qui s’est déroulée le 22 septembre au Théâtre d’Esch. Je veux parler du public.
par Marie-Laure Rolland
Peut-être des spectateurs s’étaient-ils glissés dans la salle. Toujours est-il que pas un seul des lauréats de la soirée (voir le palmarès si dessous) n’a eu un mot pour les remercier, quand les phrases n’ont pas manqué pour le jury, le ministère de la Culture, les partenaires professionnels et les familles.
Dans un contexte fortement émotionnel, on ne pense pas forcément à remercier une entité somme toute abstraite telle que «le public». Mais cet entre-soi m’a quand même interpelée, ayant encore en mémoire les Assises culturelles du mois de juin dernier au Trifolion d’Echternach. L’écrivaine Nathalie Ronvaux déplorait que «les gens du pays ne se sentent pas concernés par leurs artistes», tandis que le directeur des Rotondes, Steph Meyers, constatait qu’«une grande majorité de la population est hermétique à ce qu’on fait». Chacun regrettait une difficulté à faire revenir le public dans les salles après le choc de la pandémie, sur fond de surproduction de nouvelles créations.
La rupture entre les artistes et le public serait-elle consommée ? Cela au moment même où la qualité, mais aussi la quantité de la production artistique n’ont jamais été aussi élevées dans le pays (avec 140 pièces soumises au jury des Theaterpräisser?
Un manque d’autonomie
L’autre point qui pose question est la composition des jurys. Les prix «Jeune public» » et «Danse» ont été décernés par un jury indépendant et international. En revanche, on peut s’étonner de la présence de la cheffe du département de la création et de la promotion artistique du ministère de la Culture, Josée Hansen, au jury des prix attribués à la scène théâtrale. L’expertise de l’ancienne journaliste culturelle et critique du Lëtzeguerger Land est incontestable. Néanmoins, son statut actuel d’employée de l’État la met potentiellement en situation de conflit d’intérêt, sachant que c’est le ministère de la Culture qui a nommé les autres membres du jury (le dramaturge Sascha Dahm, la performeuse Catherine Elsen, le directeur du Mierscher Kulturhaus Claude Mangen et la journaliste Anina Valle Thiele).
A titre de comparaison, ce sont les membres de la Lëtzebuerger Filmakademie – donc les professionnels du secteur – qui votent pour les meilleurs films en compétition au Filmpräis. De même, c’est l’Académie des Molières qui vote pour ses pairs en France. La scène luxembourgeoise des arts vivants n’est-elle pas suffisamment mûre et autonome pour en faire autant et s’émanciper de la tutelle du ministère de la Culture ?
La danse, parent pauvre
Enfin, je me demande pourquoi la danse ne compte qu’un seul prix spécifique quand le théâtre en compte six qui pourraient être transposés au secteur de la danse : Prix national distinguant l’ensemble d’une carrière, meilleure pièce, meilleur interprète, meilleure mise en scène, «Hannert de Bühn» (dramaturgie, scénographie, costumes, sons, lumières), talent émergent.
Le nombre de danseurs ou chorégraphes luxembourgeois est certes plus réduit que celui des gens de théâtre. Mais il gravite autour de cette scène, y compris « Hannert de Bühn », énormément de créativité qui irrigue l’ensemble de la scène artistique. Ce dont témoigne heureusement le Prix Jeune public, instauré pour la première fois cette année et qui a reconnu ce mérite à «Go», une pièce de danse de la chorégraphe Jennifer Gohier.
Certaines pièces de danse mériteraient tout autant que celles du théâtre d’être mises à l’honneur, ce qui favoriserait leur diffusion nationale et internationale, quand bien même leur chorégraphe a déjà reçu le Danzpräis.
Se pose aussi la question de la reconnaissance du travail des danseurs, qui en l’état actuel de la scène chorégraphique du pays sont contraints de faire une bonne partie de leur carrière à l’étranger, où ils sortent du radar des jurys – que l’on pense à Louis Steinmetz, Natasa Dudar ou du côté du hip hop Kendra Horsburgh et Alex Lopes. Des personnalités inspirantes pour une scène de la danse qui n’aspire qu’à grandir.
Voici le palmarès 2023 :
Lëtzebuerger Danzpräis : Léa Tirabasso (chorégraphe, danseuse)
Nationalen Theaterpräis : Marja-Leena Junker (actrice, metteure en scène et ancienne directrice du Théâtre du Centaure)
Theaterpräis – Bescht Stéck – (meilleure pièce) : Stark Bollock Naked, écrite et mise en scène par Larisa Faber, avec Larisa Faber et Catherine Kontz (production: anonyma ASBL et neimënster).
Theaterpräis – Op der Bün – (interprétation): Brigitte Urhausen pour son rôle d’Émilie Blum dans « Madame Köpenick »(de Guy Helminger.
Theaterpräis – Op der Bün – (texte, concept et mise en scène) : Guy Helminger pour le texte de « Madame Köpenick » joué au Kasemattentheater et publié aux éditions Capybarabooks
Theaterpräis – Hannert der Bün (derrière la scène): Peggy Wurth pour les costumes et la scénographie du spectacle « Zu unseren Schwestern, zu unseren Brüdern » de Stéphane Ghislain Roussel (production: Théâtres de la Ville de Luxembourg, Staatstheater Saarbrücken, Queen Elisabeth Music Chapel et Opéra des Flandres).
Theaterpräis – Nowuesstalent (Talent émergent): Timo Wagner pour son interprétation de Puck dans « Songe d’une Nuit… » de William Shakespeare, mis en scène par Myriam Muller (production: Théâtres de la Ville de Luxembourg)
Kanner- a Jugendtheaterpräis – (Prix jeune public) : GO!, chorégraphie de Jennifer Gohier, Artezia asbl et Corps in situ en coproduction avec Escher Theater, Rotondes, Cité Musicale (Metz)
L’argumentaire des jurys est à retrouver ici.