Un vent nouveau souffle-t-il sur la scène de la danse dans l’Est de la France ? Cela fait un an que l’ancien danseur de l’Opéra de Paris, Bruno Bouché, a pris la direction du Ballet du Rhin installé entre Strasbourg, Mulhouse et Colmar. Son ambition d’en faire un « Ballet européen du XXIème siècle » lui a valu d’être sacré « personnalité chorégraphique » 2018 par l’association des critiques de danse. En marge de la présentation de la soirée Spectre d’Europe, nous avons pu le rencontrer.
Bruno Bouché, comment recevez-vous la distinction qui vient de vous être accordée ?
Cela m’a surpris et beaucoup touché. J’ai été distingué en tant que directeur artistique du Ballet du Rhin pour le projet que je porte. S’il a retenu l’attention, c’est qu’il est né d’une nécessité. Je mets sur la table la question d’un ballet aujourd’hui. Qu’est-ce que nous faisons de cette institution, avec des artistes formés à l’école académique, dans un monde où la culture est un rempart à beaucoup de choses mais de moins en moins supportée financièrement ? Les ballets ne peuvent plus être là juste parce qu’ils brillent et qu’ils font de jolis spectacles. Si on se contente de répéter ce qui a été fait, on va dans des impasses.
Comment « justifiez » vous l’existence d’une structure comme le Ballet du Rhin ?
Un ballet reçoit de l’argent public donc il doit justifier son existence vis-à-vis des gens qui le financent. C’est pourquoi j’ai envie d’aller chercher des publics qui, à première vue, n’ont pas accès à des maisons qui sont assez impressionnantes. L’histoire du ballet remonte à la monarchie et s’adressait à l’origine à l’aristocratie. Il y a des codes hérités de cette époque qui dressent des barrières ; beaucoup de gens pensent que ce n’est pas pour eux. J’ai travaillé avec des jeunes dans des Zones d’Éducation Prioritaire. Ils pensent que la danse c’est pour les vieux, c’est poussiéreux, c’est forcément efféminé. Quand ils découvrent cet univers, ils se rendent compte que c’est féérique.
Quel rapport avec l’univers dans lequel ils vivent ?
Eh bien justement il faut l’ouvrir à la contemporanéité. Il faut arrêter de répéter des ballets qui ont été dansés sans arrêt et qui ne parlent qu’à une certaine élite.
N’est-ce pas ce que fait déjà l’Opéra de Paris par exemple, qui a fait entrer dans son répertoire les plus grands chorégraphes contemporains, de Anne Teresa de Keersmaeker à Sidi Larbi Cherkaoui en passant par Crystal Pite ?
Depuis Brigitte Lefèvre, il y a eu une ouverture à la danse contemporaine et c’est formidable car cela transforme aussi les interprètes. Mais l’Opéra de Paris n’a pas réfléchi il me semble à l’avenir de la danse académique au XXIème siècle. Moi je mets la question sur la table d’un nouveau répertoire pour le ballet avec d’autres titres ou d’autres versions que les éternels classiques : peut-on faire des créations qui sortent des grandes lignes de William Forsythe, de Jiri Kylian et de George Balanchine?
Comment proposez-vous d’y répondre ?
Mon projet de « Ballet européen du XXIème siècle » se base sur une nouvelle dramaturgie. Pour moi, la technique de la danse classique est un langage qui est toujours contemporain et peut évoluer. Ce qui est daté, c’est la manière de l’utiliser. Je crois qu’il y a encore de multiples histoires à raconter avec ce langage. Par exemple des biopics comme celui que nous avons présenté sur Chaplin la saison dernière. Cette année, on refait une version d’un Lac des cygnes avec le chorégraphe tunisien Radhouane El Meddeb. Il va mettre sur scène des vraies énergies contemporaines mais utiliser le matériel classique, des signes de la tradition, tout cela dans un regard conceptuel d’aujourd’hui. Ce n’est pas une relecture du lac. Ce sera un objet singulier, que l’on n’a pas encore vu.
Être sur pointes aujourd’hui, quel en est le sens ?
Il me semble que la danse sur pointes convoque un imaginaire qui ne peut exister que par cette technique-là. Elle est très performative, très fragile et aussi très émouvante encore aujourd’hui. À un moment donné, on a mis les choses à plat ; la danse contemporaine, c’est beaucoup le sol, l’horizontalité. Mais je dois dire que les chorégraphes contemporains qui me bouleversent le plus – Pina Bausch, Merce Cunningham, Anne Teresa de Keersmaeker – ce sont des artistes qui travaillent aussi sur la verticalité. Nos vies sont aussi dans un rapport vertical.
Votre compagnie, qui compte 32 danseurs, a été renouvelée aux deux-tiers depuis votre arrivée. Une nécessité pour mettre en œuvre cette nouvelle impulsion ?
J’ai besoin de travailler avec des danseurs en qui j’ai confiance. On porte un projet en commun, en communauté. On est tous passionnés. Je rêve de dépasser les frontières très hiérarchiques et fonctionnelles dans l’organisation, comme je les ai connues à l’Opéra de Paris. Ces grandes maisons peuvent donner des moyens magnifiques mais elles peuvent aussi étouffer. Il faut assouplir tout cela pour que la fibre artistique soit au cœur de nos enjeux. C’est un sacré challenge y compris pour moi en tant que directeur artistique qui me suis développé dans l’ancien système. Je me demande si on peut diriger des personnes sans la coercition, comment faire régner la justice sans être autoritaire.
On a vu que ce système est désormais ouvertement contesté au sein de l’Opéra de Paris…
Oui. C’est pourquoi lorsque l’on dit que Brigitte Lefèvre a fait passer l’Opéra de Paris dans le XXIème siècle, je m’interroge. Pas forcément sur le plan artistique mais sur le plan managérial. Sur le plan de la formation aussi. Lorsque j’étais à l’école de l’Opéra de Paris, il fallait exécuter sans poser de questions. Or j’ai besoin de comprendre : pourquoi un dégagé, cela doit se faire comme ça ? Les traditions s’appuient sur des savoir ancestraux d’une grande sagesse. Mais si cela ne tient pas cela le questionnement, alors ce n’est pas utile. C’est comme le débat sur la famille. Pendant des siècles cela a reposé sur l’union d’un homme et d’une femme. Aujourd’hui on se repose la question et on imagine des alternatives. Et pourquoi pas…
Votre première grande création pour l’Opéra du Rhin, Fireflies, traduit votre engagement citoyen à travers votre travail d’artiste…
Pour moi le politique est quelque chose de très important dans la société. Nous vivons des temps de crise auxquels il est fait écho, dans ma création Fireflies, à travers une référence à Pasolini qui a signé le fameux Texte des Lucioles, peu de temps avant son assassinat. A travers ce ballet, je me demande si les danseurs ne sont pas ces lucioles. Dans une société où la puissance est là et tient les cartes, nous sommes ces êtres fragiles qui pouvons peut-être, par intermittence, apporter une petite lumière dans la nuit.
Vous affirmez votre ambition d’être un Ballet « européen » du XXIème siècle. Qu’en est-il de votre ouverture internationale et plus particulièrement de votre collaboration avec le Luxembourg ?
Nous travaillons depuis 2015 sur un dispositif qui s’appelle Grand Luxe pour soutenir les artistes émergents à travers des compétences spécifiques que nous fédérons (ce réseau réunit le Grand Studio à Bruxelles, le CCN – Ballet de Lorraine à Nancy, le Ballet de l’Opéra national du Rhin – CCN de Mulhouse, POLE-SUD – CDCN de Strasbourg, le TROIS C-L – Centre de Création Chorégraphique Luxembourgeois – et depuis 2018 le Théâtre de Freibourg en Allemagne, ndlr).
Que peut vous apporter ce type de coopération ?
Il faut que l’on sorte de nos citadelles, surtout le ballet ! Cela a été ma survie en tant que danseur de l’Opéra de Paris d’aller voir les créations contemporaines dans d’autres structures. Cela nous nourrit, nous injecte de la liberté, de l’actualité et aussi une autre façon de vivre l’art, dans l’intermittence – ce que thématise précisément Fireflies. Inversement, nous pouvons aider ces jeunes créateurs avec nos forces de production. Cela me permet aussi de découvrir des talents. Harris Gkekas, qui signera cette saison une pièce du projet Danser Mahler au XXIe siècle, faisait partie du réseau Grand Luxe en 2017.
Propos recueillis par Marie-Laure Rolland
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