De Kiev à Luxembourg : danser pour vivre

par Marie-Laure Rolland

Continuer à danser. Malgré la guerre omniprésente à l’esprit. Quatre danseurs ukrainiens sont à l’affiche de Carmen, la nouvelle création du Luxembourg Ballet sous la direction de Volha Kastsel. J’ai pu les rencontrer avant la première.

par Marie-Laure Rolland

« On ne peut jamais oublier la situation. C’est toujours à l’intérieur de soi. Mais la maîtrise de mon corps me permet de danser. Je commence à faire quelque chose et à un moment l’imagination se met en marche ». Oleksii Busko  a obtenu une autorisation de sortir d’Ukraine le temps de la création de Carmen au Luxembourg. Un permis sous condition. « Les autorités veulent s’assurer que vous allez revenir. A quelle date vous rentrez. Par quelle frontière ».

Un an après le début de l’agression russe, la scène artistique ukrainienne est mobilisée pour la victoire. Les théâtres doivent montrer à l’agresseur que la vie continue et que le moral de la population ne faiblit pas. Dans ces conditions, un danseur qui quitte momentanément son poste au sein d’un ballet risque de ne pas le retrouver à son retour. C’est ainsi que les danseurs étoiles du Ballet de l’Opéra de Kiev, Natalia Matsak et Sergey Kryvokon, initialement prévus au casting de Carmen, n’ont finalement pas pu se libérer.

Oleksii Busko a eu plus de chance, grâce à l’intervention du ministère des Affaires étrangères luxembourgeois. C’est son deuxième séjour au Grand-Duché. Le public luxembourgeois avait déjà pu découvrir ce danseur à la forte présence scénique en Sganarelle dans le Don Juan du Luxembourg Ballet, en octobre 2022. Nous nous rencontrons pendant une répétition au Centre de création chorégraphique de Luxembourg (TROIS-CL). Le timing est compté. Les six danseurs solistes présents ce jour-là ont au total cinq semaines pour donner forme et vie à cette Carmen imaginée par la chorégraphe d’origine biélorusse Volha Kastsel. 

Après les représentations à Marnach et Dudelange, Oleksii reprendra sa place de danseur principal au Modern Ballet de Kiev. Il y est à l’affiche du ballet Viy. « On fait encore des soirées sold out. Si l’alarme sonne, on se met à l’abri. Au bout d’une heure, si l’alerte n’est pas levée, le programme est reporté », dit le danseur de sa voix posée qui semble hésiter entre fierté et résignation.

Des destins qui basculent

Pour Artem Shoshin, un ancien camarade d’Olekssi Busko au Kiev Modern Ballet, la vie a pris un autre cours après le 24 février 2022. Profondément choqué, il est parti en direction de la Bulgarie. Il travaille désormais dans une compagnie internationale qui fait des tournées à l’étranger. Le traumatisme du départ est toujours là. Sa voix se noue et des larmes lui montent aux yeux lorsqu’il en parle. « J’ai tout quitté. Mon travail, mes amis, mon appartement. Maintenant ça va mieux quand je n’y pense pas. C’était important pour moi de continuer à danser et à me développer », dit ce chorégraphe et talentueux danseur qui était également au casting de Don Juan. Il espère pouvoir rentrer un jour chez lui, « quand la guerre sera finie ».

Rester ? Partir ? La question s’est aussi posée à Oleksii Potiomkin. La danse classique a modelé sa haute silhouette qui n’était pas destinée à porter les armes. Lorsque la guerre s’est déclarée, il a été sur le front pendant plusieurs mois. Puis les salles de spectacle ont rouvert et il a repris sa place de danseur principal au ballet de l’Opéra de Kiev. Il a participé à la tournée européenne avec Giselle l’été dernier. «C’était important que les spectacles continuent pour toucher le cœur des gens, et aussi pour représenter notre culture ukrainienne. Tout le monde ne sait pas qu’elle est différente de la culture russe». Il n’est pas rentré une fois la tournée achevée. Il s’est installé à Pérouse en Italie où il travaille désormais comme danseur indépendant.

Katerina Floria et Viktoria Tvardovskaya lors des répétitions de « Carmen » avec le Luxembourg Ballet.

Au TROIS-CL, je rencontre aussi Katerina Floria qui danse le rôle de Carmen, en alternance avec Viktoria Tvardovskaya. Cette jeune femme originaire de la ville martyre  de Marioupol était à Donetsk quand a éclaté la guerre du Donbass en 2014. « Une situation très difficile ». Sa porte de sortie sera Vladivostok où elle est engagée au Primorsky Stage, une antenne du Marrinsky Theater de Saint-Petersbourg. La guerre l’a rattrapée. Elle a quitté son emploi tandis qu’une partie de sa famille était sous les bombes en Ukraine. Désormais installée au Luxembourg, elle se confie : «Pour moi c’est doublement terrible comme situation. Danser est d’autant plus important. Cela m’aide à ne pas penser à tous les problèmes. Je me plonge dans mon rôle et tout disparaît autour. C’est un peu comme pour les spectateurs quand ils s’immergent dans un spectacle». Son univers s’est effondré, mais son corps lui reste fidèle. « Le corps d’une certaine manière est dans une routine. On travaille avec depuis notre enfance. Et parfois les difficultés qu’on traverse aident pour l’interprétation d’un rôle. On peut mettre ses émotions sur scène ».

Nouvelles frontières

On parle russe pendant la répétition au TROIS-CL. « C’est la langue commune de cet ensemble de solistes post-soviétiques », dit la directrice artistique du Luxembourg Ballet. Avant de s’installer au Grand-Duché pour des raisons familiales, la cofondatrice du Luxembourg Ballet Volha Kastsel a été pendant 10 ans chorégraphe associée du Ballet de l’Opéra de Minsk en Biélorussie. Elle a activé son réseau pour réunir des danseurs de très haut niveau, habitués à se produire sur les grandes scènes d’Europe de l’Est. Cela leur offre des opportunités de continuer à danser, tout en ouvrant de nouveaux horizons à la scène artistique luxembourgeoise.

Ce jour-là, les danseurs règlent les détails de la scène de l’arrestation de Carmen. Volha Kastsel leur a exposé sa vision des personnages qu’elle souhaite mettre en scène, ses idées chorégraphiques. Mais chacun va pouvoir y ajouter sa touche personnelle, en dialogue avec ses partenaires. Ils seront rejoints dans la dernière ligne droite par quatre danseuses du corps de ballet, qui ont pu répéter en amont, et par six musiciens du conservatoire de Dudelange qui interpréteront en live une version de la musique de Bizet pour violon, violoncelle, guitare, clarinette, trompette et percussions. « Il y a une bonne atmosphère, avec cette curiosité commune qui fait que les choses avancent bien », se félicite la chorégraphe. À ses côtés, ce sont des âmes blessées mais des corps libres qui se jettent dans la bataille de cette création.

Carmen du Luxembourg Ballet est à découvrir les 25 et 26 février 2023 au Cube de Marnach puis le 1er mars à opderschmelz à Dudelange.

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