Alors que la culture du «toujours plus» a le vent en poupe pour séduire un public vite blasé, la chorégraphe, danseuse et pédagogue Emanuela Iacopini a choisi une démarche qui va à contre-courant. L’intelligence du corps est au cœur de son processus créatif. Elle s’en explique dans une interview réalisée en marge de la présentation de sa nouvelle création, intitulée Blast.
« En Inde, il y a des gens qui dansent jusqu’à 90 ans et cela n’étonne personne ! » Emanuela Iacopini n’en a que 46 et, à l’heure où bon nombre de danseurs occidentaux ont déjà pris leur retraite, cette échéance n’est pas à son agenda. Nous la retrouvons au studio VEDANZA, qu’elle a créé en 2015 rue Louvigny à Luxembourg avec son mari, le compositeur indien Rajivan Ayyappan. En ce petit matin humide, la salle désertée nous ouvre ses portes. La chorégraphe se débarrasse de son manteau, dépose deux coussins au sol, positionne sa longue chevelure brune à l’avant de l’épaule droite, avant de s’installer en position du lotus pour notre entretien.
Depuis le début de la pandémie, le studio fonctionne un peu au ralenti. Mais les initiés connaissent ce lieu assez unique en son genre dans le pays, à la fois plate-forme de création interdisciplinaire mais aussi lieu de recherche et d’ateliers pour promouvoir la santé des danseurs et performeurs. C’est là que s’est déroulé une partie du processus de création de sa nouvelle pièce, intitulée Blast/Explosion. Emanuela Iacopini y est sur scène avec trois autres danseurs et chorégraphes expérimentés, venus d’horizons très différents et qui partagent une même approche durable de leur discipline: l’Indien spécialisé en arts martiaux Saju Hari (41 ans), la danseuse japonaise de buto Yuko Kominami (46 ans) et le danseur américain Frey Faust (60 ans), inventeur du « Axis Syllabus ».
La mécanique du mouvement
Emanuela Iacopini a découvert ce « vocabulaire corporel » en 2015 et s’y forme depuis 2018. « C’est une ‘archive d’information et de savoir’ qui permet aux danseurs de comprendre comment utiliser les articulations dans leur alignement, pour faire un mouvement », dit-elle. Cela offre un vocabulaire pour danser en solo mais aussi pour mieux danser en groupe, dans le respect de l’intégrité physique de chacun.
Cette méthode, surtout diffusée en danse contemporaine, intéresse aussi certains professeurs de danse classique qui expérimentent l’apprentissage sans barre. Emanuela Iacopini cite Annemari Autere, de l’Université Sophia Antipolis de Nice, ou encore Ann Cowlin, spécialiste du mouvement à la Yale University. « Quelques collègues du Conservatoire de Luxembourg commencent également à expérimenter les bénéfices de l’apprentissage sans barre avec leur classes », indique celle enseigne la danse contemporaine et la kinésiologie (une technique de rééquilibrage psycho-corporelle) dans cette institution depuis 2006.
Une nécessité pour les compagnies de danse
Le parcours d’Emanuela Iacopini est marqué par une passion pour le mouvement et une curiosité pour la science. Née à Rome en 1974, elle arrive au Luxembourg avec ses parents à l’âge de trois ans. La gamine est un concentré d’énergie qui s’essaie à tous les sports, parallèlement à ses études à l’École européenne : la danse classique puis moderne chez Li Marteling, mais aussi la gymnastique et le patinage artistiques, le volley-ball, l’athlétisme. C’est beaucoup, mais « au niveau de la compréhension du mouvement, cela enrichit», observe-t-elle rétrospectivement.
Pourquoi, finalement, s’être tournée vers la danse? « Ce que j’ai toujours aimé dans la danse, c’est le côté artistique, ce moment où on se retrouve soi-même, où on se sent vivant ». Encore prend-elle quelques chemins de traverse. Le bac en poche, elle part à Milan pour suivre les cours de l’Académie de danse. « Officiellement, pour mes parents, j’étais inscrite dans un cursus de chimie industrielle à l’université. C’était la condition pour que je puisse continuer la danse ». Sa détermination, sa force de travail et sa passion lui permettent de remplir le contrat parental, tout en poursuivant son apprentissage de danseuse. Elle poursuit ce double cursus à Londres, avec d’un côté un master de chimie pure, de l’autre un master de Dance Science au Trinity Laban Conservatoire for Music and Dance.
« Cette formation était assez expérimentale. Elle mêlait anatomie, biomécanique, physiologie, mouvement, techniques somatiques et psychologie. Elle venait d’être lancée pour répondre à un besoin des compagnies de danse, qui avaient jusque 80% de danseurs blessés, ce qui pouvait imposer un double casting. Or cela coûte cher ». Cette prise de conscience de la nécessité d’une meilleure connaissance des capacités du corps, de ses limites et de son besoin de récupération, a émergé au milieu des années 90 et a fait du chemin depuis lors.
Emanuela Iacopini travaille jusqu’en 2003 à Londres comme danseuse, puis largue de nouveau les amarres pour l’Espagne. Elle se forme à la kinésiologie à l’université de Madrid avant de franchir les océans à destination de l’Inde pour mieux comprendre le yoga, qu’elle pratique aussi depuis plusieurs années. C’est là qu’elle rencontre en 2005 son futur mari, le compositeur Rajivan Ayyappan. En 2006, tous deux posent finalement leurs valises au Luxembourg où ils créent leur compagnie, VEDANZA. Depuis lors, la chorégraphe poursuit un parcours créatif multidisciplinaire tout en continuant à explorer les liens entre science et mouvement, à travers de multiples collaborations nationales et internationales.
Explosion
Sa nouvelle création est intitulée Blast, un mot qui signifie «explosion» et auquel on associe des images de désintégration, bruit, stupeur et tremblements. Un titre choc, plutôt surprenant pour une adepte de la non-violence corporelle. Après avoir signé The Job sur le monde du travail en 2010, Tables sur les rapports humains en 2013, le conte Projet 0 en 2017 et UNDO sur l’exploration des pratiques dansées en 2018, Emanuela Iacopini propose cette fois de nous entraîner au cœur du chaos et de tous les possibles qui peuvent en émerger. « Après l’explosion vient la reconstruction. C’est cela aussi que nous questionnons », dit-elle.
Marie-Laure Rolland
Blast est une chorégraphie créée par Emanuela Iacopini en collaboration avec Frey Faust, Yuko Kominami, Saju Hari sur une musique de Rajivan Ayyappan. La scénographie numérique est signée par l’artiste Laura Minelli. Plus d’informations en cliquant ici.