J’ai eu la chance de m’entretenir avec la chorégraphe coréenne Eun-Me Ahn en marge de la venue aux Théâtres de la Ville de Luxembourg de sa pièce Koshigi Monologue, invitée dans la programmation sur « L’intime et le politique ». Une discussion en forme de mode d’emploi pour décloisonner les genres et les cultures, sur fond de MeToo et de K-Pop.
Interview : Marie-Laure Rolland
La pièce Koshigi Monologue a été créée en 2019. Vous y faites entendre la voix de vieilles dames qui se confient sur leur première expérience sexuelle et leurs premières années de mariage, dans une Corée du Sud d’après-guerre très conservatrice et patriarcale. Cela résonne avec le mouvement Metoo, qui s’est diffusé sur les réseaux sociaux à partir d’octobre 2017. Est-ce un hasard ?
J’ai commencé la création de la pièce après Metoo. Mais l’idée originale remonte à bien avant. Elle vient d’une question que j’ai posée à ma mère quand j’étais jeune. C’était une personne très conservatrice, comme les gens de sa génération pour qui la sexualité est un sujet absolument tabou. Elle ne voulait pas parler de ses sentiments autour de la sexualité. Un jour, je lui ai dit que j’étais devenue adulte et qu’elle pouvait me raconter sa première nuit avec mon père. Elle est devenue toute rouge et a mis ses mains devant sa bouche. Elle disait ne pas s’en souvenir. De là est venue mon envie de parvenir à communiquer avec les personnes de sa génération. Et puis j’ai organisé en 1993 un workshop intitulé « Let’s talk about sex » avec 45 personnes, jeunes et vieux, hommes et femmes. Je voulais qu’on arrive à échanger tous ensemble librement autour de ce sujet. Nous nous sommes réunis par petits groupes pendant deux mois. Nous n’avons pas abordé uniquement la question des pratiques sexuelles. Nous avons parlé de toutes les dimensions de la sexualité et de la vie affective, et aussi de la question du genre.
Comment avez-vous convaincu des femmes de témoigner pour Koshigi Mologue ?
L’une des grand-mères qui a participé à ma pièce « Dancing Grandmothers», créée en 2011 et présentée au Grand Théâtre de Luxembourg en 2018, est devenue amie. Elle s’est confiée à moi. Et progressivement d’autres ont accepté de me raconter leur histoire. Certaines en ont dit beaucoup. D’autres peu. J’ai enregistré leurs paroles et j’en ai gardé des extraits que j’ai remixés pour le spectacle.
La voix des grand-mères est portée sur scène par des neuf interprètes, des jeunes femmes mais aussi des hommes.
Pour moi la question du genre ne se pose pas. Nous sommes tous des êtres humains.
Vous êtes née en 1963, dans une société sud-coréenne imprégnée de traditions et de conservatisme. Comment êtes-vous devenue l’artiste et la personnalité très libre qu’on connaît aujourd’hui ?
Vous devez comprendre que tout mon apprentissage, à l’école puis à l’université, a été fait entourée de femmes – même si heureusement mes deux frères m’ont ouvert sur le monde masculin. Ma vie quotidienne s’est déroulée dans un environnement féminin. Cela n’a pas que du négatif. D’une certaine manière, cela m’a appris à devenir une femme forte. Je n’ai pas eu de sentiment d’infériorité. Je suis une personnalité très extravertie et j’ai bien conscience que cela peut mettre les hommes mal à l’aise d’être confronté à une femme comme moi. Alors en 1991 j’ai rasé ma tête pour dépasser le clivage entre hommes et femmes, m’affirmer simplement comme être humain.
Le mouvement Metoo a-t-il eu un fort impact sur la société coréenne ?
Oh oui certainement. Cela a été un grand sujet. A partir de ce moment, il y a eu comme une éclosion de mouvements de femmes qui se sont mobilisées pour se faire entendre. Beaucoup de personnes sont allées à la police porter plainte.
Quel est votre regard sur l’évolution du statut des femmes dans votre pays ?
Le combat pour les femmes n’a pas commencé avec Metoo. Il y a eu aussi des mouvements très engagés dans les années 1960 et 1970. Maintenant, nous sommes au XXIème siècle et nous ne sommes pas encore parvenus à l’égalité, même si les choses évoluent dans le bon sens. Je préfère regarder vers ce qu’il reste à faire plutôt que ce qui a été accompli. Ma position en tant qu’artiste se situe dans les questionnements d’aujourd’hui.
Il y a dans vos pièces une forte identité culturelle sud-coréenne en même temps qu’une portée universelle dans vos propos. Ce n’est pas le fruit du hasard…
Même si je raconte des histoires qui se sont passées en Corée, ce qui m’intéresse est l’universalité du sujet. Ce que m’ont partagé ces grand-mères coréennes peut aussi s’entendre dans d’autres pays.
Je l’exprime à travers un langage chorégraphique qui est lui-même très ouvert, à l’instar de notre culture. J’ai été initiée à toutes les techniques de danse : les danses traditionnelles coréenne et asiatiques, le chamanisme, la danse contemporaine américaine, le ballet classique. J’ai passé neuf ans à New York pour approfondir ma formation. Ensuite je suis allée en Europe et je me suis formée auprès de Pina Bausch. Et puis nous avons la chance en Corée d’avoir beaucoup de chorégraphes internationaux invités pour partager leur savoir dans les écoles ou les festivals. Cette ouverture élargit les possibilités de communication et d’échanges.
La vague culturelle coréenne, avec la K Pop en étendard, a conquis le monde entier. Dans quelle mesure est-elle instrumentalisée par le gouvernement coréen sous forme de « soft power » ?
Le mouvement de la K Pop n’est pas né de l’impulsion du gouvernement coréen. En revanche, vu l’énorme succès de ces chansons, le gouvernement y a vu une occasion d’utiliser ce pouvoir. Le soutien ne concerne pas que la K Pop. Tous les arts sont concernés. Mais il est clair que ce sont les productions commerciales qui ont le plus de succès. Des milliers de personnes se sont engouffrées dans la brèche et ont étudié comment réussir. Ça marche ! Aujourd’hui la Corée n’est plus uniquement connue grâce à Samsung.
Comment expliquez-vous que l’intérêt pour la culture coréenne aille bien au-delà de l’Asie ?
Dans les années 80, le monde a été biberonné par les dessins animés japonais. Maintenant, c’est le tour de la Corée ! Je pense que nous sommes doués pour les arts. Et puis notre culture est ouverte. Il y a aussi une forte influence américaine à travers les films et la musique. Moi-même j’ai baigné dans cette culture dès mon plus jeune âge. Nous avons aussi su surfer sur l’arrivée d’internet. Notre pays a intégré très vite les nouvelles technologies et aujourd’hui tout le monde y a accès. Cela explique que BTS ou Gangnam Style font des hits énormes sur Youtube, avec plus d’un milliard de vues.
Cette musique parle beaucoup d’amour, de romance. Cela fait-il bouger une société qui reste très patriarcale ?
Ce sont des chansons qui essaient de faire passer des messages positifs, de rendre les gens meilleurs, moins déprimés. Il y a peu de critique sociale. Elle apparaît parfois en creux. Quand on aspire à l’amour, cela peut être parce qu’on se sent seul.
Vous-même créez des pièces très énergiques, colorées, inspirées par la culture du cartoon, porteuses de messages positifs. C’est important pour vous ?
Oh oui bien sûr ! La vie est dure. On a besoin d’énergie positive pour vivre, de bon oxygène pour respirer.
Considérez-vous votre art comme politique ?
Je ne crée pas sur une île déserte. Je vis sur terre et je n’y suis pas seule. Dès lors tout est politique. Sinon on ne peut pas avancer.
Qu’espérez-vous changer ?
Je ne peux pas changer grand-chose car je n’ai pas beaucoup de pouvoir. Mais tout au long de ma carrière, j’ai essayé de transmettre combien la danse peut apporter quelque chose de précieux dans sa vie. C’est un moyen facile de s’échapper dans une autre dimension, avec toutes ses émotions, son intimité, ses instincts. C’est aussi un outil de communication. Mon ambition est de contribuer à faire tomber les barrières entre les êtres humains, au-delà de ces murs qui les enferment dans des boîtes selon leur origine, leur genre ou leur orientation sexuelle. Mon rôle est d’ouvrir les perspectives.
Le mouvement Metoo a contribué à placer la question de l’intimité des personnes au niveau politique. La création artistique contemporaine en est le reflet. Mais en même temps, il y a une réaction conservatrice qui monte dans de nombreux pays, par crainte d’une remise en cause du système traditionnel patriarcal. Vous sentez-vous concernée par cela ?
Oui mais il faut continuer à avancer, même si en tant qu’artiste on n’a qu’un petit pouvoir. Le fait qu’un théâtre retienne le sujet des rapports entre l’intime et le politique pour un cycle de sa programmation nous offre une caisse de résonnance. C’est important pour toucher le public.