Envie de humer le parfum de la jeune création européenne en danse contemporaine ? Neuf pièces sont à l’affiche du 6 au 9 septembre à neimënster et au Centre de création chorégraphique de Luxembourg. J’ai interviewé les curateurs, Ainhoa Achutegui et Bernard Baumgarten, pour comprendre leurs choix de programmation. L’occasion aussi d’évoquer deux enjeux qui traversent la scène de la danse actuellement : la création durable et la lutte contre les abus de pouvoir.
Interview : Marie-Laure Rolland
Le premier festival Aerowaves au Luxembourg a eu lieu en 2015. En quoi les pièces de cette cinquième édition, issues de ce réseau qui regroupe 44 partenaires dans 35 pays européens, sont-elles représentatives de la création chorégraphique contemporaine des années 2020 ?
Ainhoa Achutegui : le sujet de l’écologie est très présent aujourd’hui, ce qui était moins le cas lors de notre première édition. The very last Nothern White Rhino de Gaston Core (6 septembre), évoque l’extinction du rhinocéros blanc pour thématiser la question de la finitude. Mais il y a des questions sur lesquels Aerowaves s’est penché depuis très longtemps et qui restent actuelles, comme la question du genre. Et puis il y a des sujets universels qui sont intéressants par la manière dont ils sont traités aujourd’hui.
Vous êtes deux curateurs. L’affiche est-elle la combinaison de vos coups de cœur respectifs ou un choix commun ?
Bernard Baumgarten : on choisit ensemble toutes les pièces. Chacun fait sa première liste et nous discutons pour parvenir à une short list conjointe d’une quinzaine de pièces. Ensuite, cela dépend de la disponibilité des artistes, des contraintes financières mais aussi techniques car il faut que nos équipes puissent suivre.
Ainhoa Achutegui : nos critères de choix sont la qualité des pièces, la place accordée au mouvement dans les chorégraphies, la résonnance des thèmes avec des sujets actuels mais aussi leur accessibilité pour un large public.
Bernard Baumgarten : je dirais aussi que la tonalité ne doit pas être pathétique pour parvenir à toucher davantage de monde. L’ironie est un moyen efficace de thématiser des sujets sérieux.
En regardant la programmation sans avoir vu les pièces, il me semble que les thématiques tournent surtout autour de l’intime et d’un questionnement sur la danse. Ces sujets pointent-ils les urgences du moment, susceptibles de fédérer un large public ?
Ainhoa Achutegui : nous avons des pièces tout à fait précurseuses à l’affiche, comme In memory of… de Milena Ugren Koulas (6 septembre). La chorégraphe s’appuie sur des recherches qui étudient comment les expériences traumatisantes façonnent notre manière de penser, de nous déplacer, d’interagir avec les autres.
Je pense aussi qu’une pièce comme Because I can, d’Eva Recacha (8 septembre) a une portée sociétale qui va bien au-delà de l’intime. Cette jeune chorégraphe met en scène Lauren Potter, une danseuse d’âge mûr qui s’interroge sur sa capacité à danser. Cela parle de la place que nous accordons aux personnes âgées dans nos sociétés vieillissantes.
Lorsque Jean-Baptiste Baele raconte dans Nabinam (9 septembre) son expérience d’enfant d’origine africaine adopté en Europe, cela interpelle sur les questions de l’identité, du racisme, de l’assignation culturelle.
Vous n’avez pas programmé de sujets au cœur de l’actualité que sont par exemple le fonctionnement de nos démocraties, les tensions économiques ou sociales, les crises géopolitiques … ces thématiques sont-elles marginales au sein du réseau Aerowaves ?
Bernard Baumgarten : il y a à peu près 650 candidatures de chorégraphes pour le réseau Aerowaves. Je peux dire qu’absolument toutes les thématiques sont traitées dans les pièces proposées. Nous n’avons pas retenu de sujets sociaux ou politiques cette année parce qu’au-delà des contraintes techniques, nous veillons à une cohérence d’ensemble.
Ainhoa Achutegui : bien sûr, tous les sujets actuels ne sont pas dans cette édition. Mais ils sont dans les cinq dernières et les cinq prochaines éditions. Par exemple, il y a deux ans nous avons eu une pièce qui s’appelait La ménagère, qui parlait des personnes qui travaillent dans le secteur du nettoyage. Cette pièce a eu un énorme succès auprès du public, avec beaucoup de retours.
Combien de festivaliers comptaient les précédentes éditions ?
Ainhoa Achutegui : je n’ai pas les chiffres en tête mais disons que pour neimënster, c’est l’un des festivals qui marche le mieux. En moyenne il y avait environ 150 personnes par soirée à la salle Krieps, et les soirées au TROIS-CL étaient sold out.
Le danseur et chorégraphe luxembourgeois Isaiah Wilson est invité à présenter une pièce le 9 septembre mais il ne fait pas partie du top 20 du réseau Aerowaves. Votre panel de choix pour ce festival est donc plus vaste ?
Bernard Baumgarten : Nous pouvons puiser dans une centaine de pièces qui se rapprochent du top 20. C’était le cas pour Isaiah Wilson qui a présenté le solo 331 grams. Il nous a semblé important de le programmer pour offrir une tribune à son travail qui est très prometteur.
Au moment de la pandémie de Covid-19, le réseau Aerowaves a réuni les artistes pour réfléchir à une autre manière de créer, plus durable et responsable. En voit-on concrètement les effets aujourd’hui et, le cas échéant, à quel niveau ?
Bernard Baumgarten : c’est une thématique « on-going ». Tous les réseaux – artistes, producteurs, institutions – se penchent sur la question. C’est vraiment compliqué. Aujourd’hui, si une pièce n’est pas jouée 20 fois, il ne faudrait même pas la produire car elle n’est pas éco-responsable. Mais alors la moitié des chorégraphes ne feraient plus rien.
Le lancement du festival coïncide avec la présentation de l’initiative « Unmute Power Abuse », pour mettre en place des initiatives contre les abus de pouvoir ou sexuels sur la scène des arts vivants au Luxembourg. L’un des objectifs est la mise en place de « safe place ». En quoi cela consiste-t-il ?
Ainhoa Achutegui : cela signifie que les personnes victimes d’abus auront une instance à qui s’adresser et qu’il y aura une réelle écoute. Les artistes ne sont pas autant protégés que les salariés par la nouvelle loi contre le harcèlement, notamment parce que la détermination de l’employeur responsable n’est pas claire. C’est un point sur lequel il faut discuter. J’observe que de nombreux artistes ont rejoint le groupe de travail mis sur pied en septembre 2022 au Luxembourg à l’initiative de danseurs autour de cette question, avec le soutien de la Theater Federatioun, du TROIS-CL et de neimënster. C’est très important. Nous avons fait un travail préparatoire, avec l’organisation d’une table ronde, une rencontre avec la ministre de la Culture Sam Tanson, des échanges avec des acteurs de la scène internationale. Nous espérons que le lancement du 6 septembre permettra de déboucher sur quelque chose de pérenne.
Le programme complet du festival Aerowaves 2023 est à retrouver ici.