Danser, quoi qu’il en coûte. Physiquement et artistiquement. C’est le choix de Valérie Reding, venue de Suisse pour présenter au théâtre d’Esch, le temps d’une soirée, sa toute nouvelle création intitulée m.a.d – pour «mutually affirmed deviance».
Elle a grandi, Valérie Reding, depuis son dernier passage. C’était en 2018 avec Wild Child, un solo où elle se mettait littéralement à nu, non pas pour se dévoiler mais pour ouvrir le regard des autres sur sa personnalité « hors norme », cette asexualité qu’elle a apprivoisée sans la domestiquer. L’enfant sauvage n’a plus rien à prouver. Elle est une adulte libre, aux côtés de tous les gays, lesbiennes, trans, intersexes queers et autres qui constituent la nouvelle famille de la Luxembourgeoise, installée depuis ses études supérieures à Zurich.
Deux ans plus tard, la revoilà au Luxembourg, à l’invitation du festival Queer Independant Little Lies, qui met à l’honneur les artistes explorant les problématiques liées à la sexualité et aux genres queer.
Cette fois, ils sont quatre sur scène. Tous « déviants », pour reprendre les mots de Valérie Reding lors d’un échange avec le public, à l’issue de la représentation. À ses côtés, il y a Bastien Hippocrate et Rafał Pierzyński comme performeurs et co-chorégraphes, ainsi qu’Ivy Monteiro, son complice de longue date, pour la création sonore et la performance. «On n’est pas dans la norme. Chacun de manière différente. La pièce est une recherche pour voir comment on peut connecter, partager nos vulnérabilités », dit-elle.
Pulsions et maturation
Il fallait une bonne dose de « madness » pour venir de Zurich à Esch, avec toutes les contraintes ou risques sanitaires liés. Mais puisqu’il est question dans sa création de « partage des vulnérabilités », on peut penser que le choix de s’y produire répondait, de fait, à une nécessité. Les problématiques LGBTQI+, hors du radar social et sociétal en temps normal, sont plus marginalisées encore par temps de pandémie, où elles disparaissent des «urgences» médiatiques et politiques.
Dans la lignée des théories de Judith Butler, Valérie Reding fait corps contre l’indifférence, mais aussi pour la solidarité dans la différence. Et cela secoue. Aussi bien les repères esthétiques (on oscille entre un esprit performatif très 70’s, danse contemporaine et culture club) que de genres.
La pièce se déploie autour de l’extraordinaire sculpture mobile conçue par l’artiste suisse Christopher Fülleman. Une corde synthétique noire et blanche, tissée au point de crochet et ponctuée de gros amas trash de silicone, forme un filet qui tombe du plafond jusqu’au sol. Faut-il y voir une sorte de matrice originelle, de cocon, de cadre entravant les corps et masquant les individualités, de résidu d’une société capitaliste à bout de souffle, de matérialisation de l’échelle sociale ? Sans doute un peu tout cela à la fois. Chacun y trouvera matière à répondre à ses questionnements.
A bras le corps
Dans la pénombre, trois corps emmaillotés dans des vêtements synthétiques sont enchevêtrés dans ce filet. Bras et jambes s’articulent de manière indistincte. Les têtes sont masquées sous des capuches. Ce magma informe s’anime progressivement, au son des ondes sonores anxiogènes qui flottent sur la scène.
La pièce débute par un processus de mise en mouvement et de lente dérive au sol de cette masse corporelle, en formation compacte. Même si cette partie est un peu longue, il y a une forme de jouissance, en ces temps de pandémie et de distanciation sociale, à voir ces corps qui se touchent, se palpent, se frottent, s’embrassent ou s’enjambent.
Puis vient l’obstacle des murs en bout de scène, et la scission. Chacun suit sa trajectoire, dans une sorte de dynamique de maturation et d’émancipation. Gestuelle reptilienne et pulsions sexuelles primaires évoluent vers des mouvements plus élaborés. Les visages se montrent. Les corps se dévoilent, se redressent, se croisent, s’évitent, se rejoignent dans un tempo allant crescendo.
Ce développement dramaturgique assez conventionnel est percuté par l’entrée dans le jeu du personnage d’Ivy Monteiro, juché sur des chaussures plate-forme. Aux manettes d’une improbable machine musicale électro mobile – armée d’ordinateurs, de poches de liquide aux couleurs acidulées et de micros – , il fait figure d’électron libre quelque peu hors-sol au début de la pièce. Mais une bascule progressive au sein du quatuor déplace le centre de gravité autour de lui et de sa machine roulante, devenue caisse de résonance de leurs luttes.
Corps Manifeste
Les langues claquent et les voix chantent dans les micros. Valérie Reding expose sa théorie « m.a.d », qui détourne le concept de « Mutually Assured Destruction » de la guerre froide. Elle en fait une doctrine de riposte non-violente aux aggressions contre les personnes queers « par l’utilisation d’armes corporelles à grande échelle, par de la bienveillance et des actes de non-violence radicale ». Le slang de Bastien Hippocrate claque au rythme des mots stéréotypés qui caractérisent les « déviants » dans le vocabulaire courant. Le Polonais Rafał Pierzyński rappe sur un texte fortement inspiré par l’actualité politique en Pologne, où les droits et la vie des femmes et des personnes queers sont menacés.
La réussite du spectacle tient en grande partie à l’osmose entre les interprètes et à leur engagement physique. Ils finissent par disparaître, séparés mais ensemble, dans la pénombre revenue sur la scène.
Le public eschois a découvert une version différente de celle présentée en première mondiale, au début du mois de novembre, à la Tanzhaus de Zurich. La configuration du théâtre et les contraintes sanitaires ont compliqué l’installation du public sur la scène, autour d’un revêtement de sol carré, noir et brillant.
Et puis, l’absence de technologie LED a privé la création d’une partie substantielle de la création lumière, où l’on retrouvait des réminiscences de l’univers pop et burlesque de Valérie Reding, qu’elle décline aussi à travers son travail visuel et les performances de son personnage drag VulVenim. A voir les images de la captation vidéo de Zurich, la version eschoise paraît moins fantasmagorique dans son atmosphère. On ne peut donc qu’espérer la revoir dans sa version originale.
Marie-Laure Rolland