Le clown et la danseuse

par Marie-Laure Rolland

Cela s’appelle prendre le public à contre-pied. En clôture du Festival Clown in Progress à la Kulturfabrik, on a pu découvrir un spectacle dont le titre alambiqué était aussi une forme d’avertissement aux spectateurs : Ça ne s’appelle plus « La princesse elle t’emmerde ». Pour autant, le nouveau titre n’était pas précisé. Une manière de se mettre hors cadre et de nous entraîner là où on ne pensait pas aller.

La pièce se déroule en plein air et, par chance, c’est l’été indien le soir de la représentation à la Kufa. Des gamins à nez rouge ont emmené leurs parents oublier leurs soucis et rigoler un bon coup. Des couples sirotent leurs cocktails. On cause sous les lampions. À proximité de la buvette, un grand cercle a été tracé au sol. Il est recouvert d’une bâche en plastique sur laquelle un matériau gris forme une sorte de couche de cendres. C’est là que se déroule la pièce, un duo du clown Francis Albiero et de la danseuse Lucile Guin qui va faire chuter la température ambiante de quelques degrés. Tout au moins jusqu’au spectacle suivant.

On dit souvent que les clowns masquent derrière leurs facéties des fêlures existentielles. Du coup, que faut-il penser d’un spectacle où ces fêlures ne sont plus cachées mais livrées au public ? Où rien ou presque ne prête à rire mais où tout questionne ? Dans cette pièce, le clown semble mettre bas les masques. Il explore avec sa partenaire des registres qui vont de la tristesse à la nostalgie en passant par la colère et la violence. Quelques interventions minimalistes de chant a capella, de musique ou de bruitages enregistrés mettent en relief ce spectacle de théâtre dansé qui emprunte à la technique du clown le jeu avec le concret, le sensible et l’imaginaire.  La métamorphose des objets ou des costumes ouvre des pistes que chacun peut explorer à sa guise.

A son corps défendant

Le clown est le pivot de la pièce, au sens figuré comme au sens propre. Francis Albiero, grand et charpenté, entre dans le cercle en portant Lucile Guin. Ou plutôt celle-ci s’agrippe à lui, comme malgré lui. Sa silhouette fine et musculeuse fait corps avec celle, massive, de l’homme. Seule, elle ne tient pas debout. Elle fait figure de marionnette entre les mains de son partenaire. Un drôle de jeu se met alors en place. Tombe-t-elle de son support ou est-elle rejetée à terre ? Se précipite-t-elle dans les bras de l’homme ou est-ce lui qui l’attire ? Cette succession de chutes et de portés, qui se répète jusqu’à la saturation, est-elle un jeu anodin ou violent ? Le visage souriant de la danseuse contraste avec l’expression fermée du clown.

« Cela ne s’appelle plus La princesse elle t’emmerde » (photo: Peggy Riess)

«Et si la danseuse était morte ? » La phrase, prononcée en voix off dans le dernier tiers de la pièce, vient éclairer ce qu’on aura pu comprendre intuitivement au fil de ce spectacle qui voit aussi les interprètes se recouvrir le visage d’un masque de glaise des plus funèbres, avant que la danseuse ne disparaisse sous un grand tissu.

Ça ne s’appelle plus « La princesse elle t’emmerde » peut ainsi se comprendre comme la danse d’un homme avec un être aimé et disparu, mais qu’il continue à porter en lui, à son corps défendant ou parce qu’il ne peut s’en détacher. Le cheminement du spectacle va progressivement le laisser seul, hébété. Il n’y a pas d’éclaircie dans cette pièce sombre, sans échappatoire, exigeante, qui aura toutefois réussi à captiver jusqu’au bout l’attention du public.

Le ciel était au diapason samedi soir. Sa douceur était déchirée par les nuées de corneilles qui survolaient de leurs cris angoissés la scène en plein air.

Marie-Laure Rolland

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