Le parti pris de la dernière création d’Andrea Rama, A Line Supreme, est ambitieux. Il s’agit d’une pièce minimaliste pour quatre danseurs autour de la figure de la ligne, cela sans autre support musical que la production sonore des interprètes. Cette chorégraphie exigeante a dans l’ensemble tenu ses promesses lors de la première au Grand Théâtre de Luxembourg.
Le nom de la pièce aura peut-être induit certains spectateurs en erreur. A Line Supreme, en référence au tube de John Coltrane A Love Supreme, pouvait laisser imaginer une chorégraphie portée par le rythme jazzy du saxophone. Quelques déçus sont partis avant la fin d’une pièce dont l’esthétique évoque plutôt le côté expérimental et aléatoire d’un John Cage ou le minimalisme d’un Steve Reich. Ces registres n’en finissent pas de fasciner les chorégraphes, de Merce Cunningham à Anne Teresa de Keersmaeker, et trouvent chez Andrea Rama des prolongements tout à fait intéressants. Sa nouvelle création s’inscrit dans la continuité de sa précédente pièce pour deux danseurs, 3,14 π, qui se basait sur la circularité du mouvement et avait été créée dans le cadre du TalentLAB du Grand Théâtre de Luxembourg.
Entre individualité et collectivité
La scène vide, plongée dans la pénombre, est investie par quatre danseurs vêtus de justaucorps noirs surmontés d’un plastron de même couleur, dont la brillance souligne la ligne des épaules. Ils arrivent en martelant le sol de leurs pas à l’unisson. Chacun porte un balai équipé d’une brosse rouge surdimensionnée, sur laquelle est accroché un dispositif acoustique contrôlé à distance par le compositeur Yorgos Laliotis.
Les danseurs évoluent sur scène en marchant, parfois en courant. Ils se suivent, se croisent, s’éloignent ou se rapprochent d’après une trame linéaire aux multiples variations. Leurs mouvements sont contraints par la trajectoire du balai qu’ils tiennent tantôt hors sol, tantôt en position de frottement. La chorégraphie impose un réglage au millimètre pour éviter que les balais ne s’entrechoquent mais aussi pour que la pureté des lignes émerge du mouvement continu. La performance de Natali Mandila, Rhiannon Morgan, Baptiste Hilbert et Andrea Rama est remarquable compte-tenu de l’imposant accessoire qu’ils manipulent. Plus de soixante minutes sur le fil du rasoir, où l’on peut aussi voir la métaphore de nos vies, entre individualité et collectivité, liberté et contrainte.
Mélange des genres
Le principal intérêt de A Line Supreme tient à la manière dont les interventions en temps réel du compositeur, hors scène, dialoguent avec l’écriture chorégraphique. L’ouverture ou la fermeture des différents micros positionnés sur les balais, les distorsions du son, les effets de volume, la spatialisation latérale par le jeu des hauts parleurs donnent naissance à un paysage sonore d’où émerge la dramaturgie de la pièce, soutenue par le jeu des lumières de Maria Dermitzaki. À la trame minimaliste et abstraite vient ainsi se greffer une atmosphère presque lyrique. On peut imaginer qu’au calme de l’aube succède la frénésie du jour et la tension des soirs d’orage (qui traînent un peu en longueur et reviennent trop souvent).
Cette collusion des genres peut perturber, en particulier lorsque la gestuelle change elle aussi de langage pour flirter avec l’expressionnisme et le symbolisme. Les visages impassibles des interprètes se mettent à sourire jusqu’à l’extase, les balais se font sculpture ou moulins à vent, les bras se libèrent de leur accessoire pour figurer des ailes d’oiseaux. La tension de la trame minimaliste du début se dissout alors dans une explosion des lignes dont on ne comprend plus vraiment le sens. Le plus est parfois l’ennemi du bien.
Marie-Laure Rolland