C’est un danseur auquel les musées du monde entier déroulent le tapis rouge. Il s’est produit du MoMA de New York au Barbican de Londres en passant par le Centre Pompidou de Paris. Le temps d’un week-end, en marge de la Luxembourg Art Week, le chorégraphe américain Trajal Harrell s’est installé au Mudam. L’occasion de découvrir un univers qui interroge l’histoire de la danse dans un processus d’interaction avec le public.
Les spectateurs sont alignés le long de la passerelle qui mène au Pavillon, au rez-de-chaussée du musée. Au sol, des rubans multicolores délimitent une travée parallèle à la passerelle. Le public est placé de part et d’autre. Un assistant interpelle les gens : «Répartissez-vous bien dans tout l’espace. L’artiste a besoin de vos regards pour danser». La performance intitulée Okidoki (2018) doit démarrer.
Une bande son électro-acoustique assez discrète, rythmée, s’élève tandis que Trajal Harrell s’avance, jean noir, tee-shirt gris et robe fleurie découpée dans le dos. La séance démarre tel un défilé de mode, avec force ondulations de hanches et regard plongeant dans les yeux du public. Une référence à l’univers du voguing des milieux afro-américains, latinos et LGBT de Harlem qui a inspiré le travail du chorégraphe dans sa pièce culte, Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (2011), où il revisitait le post-modernisme tout en interrogeant les questions de l’identité et du genre.
Captif et/ou complice
Entre les parois vitrées de la passerelle du Mudam, la trajectoire du danseur rapidement se libère. Trajal Harrell semble plonger en lui-même pour aller puiser les émotions qui l’animent, suivant la technique du Butoh qui fait aussi partie de son univers. La tension monte et le sourire s’efface. Les petits pas s’accélèrent, les aller-retours d’un côté à l’autre de la passerelle aussi. Son bras pointe un spectateur avant que son corps, agité de vibrations, ne bifurque dans une autre direction où son bras à nouveau se tend. Les yeux du danseur se révulsent. On entend dans son souffle des petits cris d’angoisse. Il finit par s’échapper de la passerelle. Le public, jusqu’alors canalisé par les parois de verre, peut lui aussi relâcher la tension et laisser décanter les sensations de cette séquence brève et intense émotionnellement.
Trajal Harrell considère la performance dansée comme un «objet». Ce qui l’intéresse, ainsi qu’il nous l’a confié lors d’un entretien réalisé avant sa performance au Mudam, est de réfléchir à « la manière dont l’objet opère sur le public et dans son environnement ». Pour celui qui a passé deux ans en résidence au MoMA de New York en 2015 et 2016, un musée a ceci de particulier que « le spectateur est mobile. Il ne voit pas forcément la performance du début à la fin. Cela implique de réfléchir aux points d’entrée possibles dans la pièce, à sa dramaturgie, au mouvement du danseur mais aussi du spectateur».
Celui-ci est-il vraiment libre de quitter la passerelle durant Okidoki ? En principe oui. Néanmoins, l’espace restreint limite ses mouvements davantage que ceux du danseur. Le public est en quelque sorte captif, tout en ayant la liberté de ne pas répondre à l’attention attendue par le danseur.
Retour aux sources
Le contexte est différent dans les performances présentées dans d’autres lieux de passage du musée. Ghost Trio (2015), dansé dans le grand hall, et Odori, the Shit ! (2016), interprété dans le foyer au sous-sol, sont deux brèves pièces écrites dans un langage chorégraphique assez minimaliste fait de petits pas et d’amples mouvements souples des bras et du torse, sur fond de musique languide et néo-romantique. Les lentes trajectoires circulaires donnent à voir les corps dans une perspective à 360 degrés, répondant aux impératifs du lieu.
Pour le Ghost Trio, Trajal Harrell a imaginé une improbable rencontre entre le chorégraphe français Dominique Bagouet (1951-1992) et le fondateur du butoh Tatsumi Hijikata (1928-1986), indique le programme. Au Mudam, ces références n’allaient pas de soi. Les danseurs, pieds nus et vêtus de toges sombres, y rappellent plutôt la figure iconique d’Isodora Duncan (1877-1927) par leur costume d’inspiration antique et la fluidité d’une gestuelle qui fait écho aux jets d’eau de la sculpture de Susumu Shingu et à la vue sur le parc Dräi Eechelen.
Tisser des histoires
Un peu plus loin, on découvre des danseurs assis sur des chaises. L’une dénoue patiemment les nœuds d’une pelote de laine bleue. Un homme et une femme jouent avec un même brin de laine bleue qui sort de leurs bouches. Le public, intrigué, observe les scènes. Il passe rapidement sa route ou s’y attarde sans troubler le ballet silencieux qui se déroule devant lui. Il s’agit deux tableaux de la série The Untitled Still Life Collection II (2011). Est-ce de la danse ? Est-ce de l’art ? Ah oui, le programme indique que ces pièces sont un hommage à l’œuvre de l’amie de Trajal Harrell, Sarah Sze. Justement, on peut voir dans le Pavillon du musée Fixed Points Finding a Home (2012), sa fragile sculpture fait de centaines de petits objets disparates. Celle-ci s’articule de fait avec les mêmes brins de laine bleue que ceux de la performance de Trajal Harrell. Deux manières distinctes et poétiques d’explorer les liens avec lesquels se tissent des histoires.
« Pire que rien »
Dans l’auditorium, The Conspiracy of Performance (2010) permet de prolonger ses réflexions. Deux lecteurs lisent en anglais et français un texte inspiré d’un écrit de Jean Baudrillard (1929-2007) sur « Le complot de l’art » (1996) dans le contexte capitaliste. Le philosophe y explique que « toute la duplicité de l’art contemporain est là: revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels (…). Dans un sens, c’est pire que rien, puisque ça ne signifie rien et que ça existe quand même, en se donnant toutes les bonnes raisons d’exister. Cette paranoïa complice de l’art fait qu’il n’y a plus de jugement critique possible, et seulement un partage à l’amiable, forcément convivial, de la nullité. C’est là le complot de l’art et sa scène primitive, relayée par tous les vernissages, accrochages, expositions, restaurations, collections, donations et spéculations, et qui ne peut se dénouer dans aucun univers connu, puisque derrière la mystification des images il s’est mis à l’abri de la pensée ».
Trajal Harrell a remplacé le mot « art » par « performance » pour dire sa propre lecture des performances à l’ère post-moderne, où se confondent les frontières de l’illusion et de l’hyper-réalité. Ce texte ne manque pas de pertinence, cela tout en laissant planer le doute sur la frontière entre l’original de Baudrillard et sa reconstruction signée Harrell. Une manière, comme il le dit, de « voguer » Beaudrillard en étant au cœur du sujet. On aura pu aussi y voir un clin d’œil à la Foire d’art contemporain qui se tenait au même moment à quelques encablures du musée.
Marie-Laure Rolland