Le jeune danseur était sur la scène du Staatenhaus pour une soirée qui aura marqué le grand retour du chorégraphe Marco Goecke, un an après le scandale qui a conduit à l’éviction de celui-ci du Ballet de Hanovre.
par Marie-Laure Rolland
C’est un Marco Goecke amaigri, sans lunettes de soleil, contenant ses larmes, qui s’est joint aux salutations des 15 danseurs à l’issue de la représentation de Dark Matter II sur la scène du Staatenhaus de Cologne samedi 18 février. Cette soirée présentait cinq œuvres du répertoire de l’un des plus célèbres chorégraphes allemands contemporains, devenu persona non grata depuis le scandale du 11 février 2023. Durant l’entracte d’une représentation à l’Opéra de Hanovre, le chorégraphe avait écrasé une crotte de son chien sur le visage d’une critique de danse dont les articles «l’agressaient». Il s’en était excusé ensuite. Ecarté de la direction artistique, il n’était plus réapparu en public depuis et vivait isolé à Hanovre. Pendant cette période, il a perdu 16 kilos, s’est remis de ce qu’il a analysé comme un burnout et a fait le deuil de son vieux chien qui le suivait partout comme son ombre, entraîné malgré lui dans le scandale.
Plusieurs minutes de standing ovation auront sans doute eu l’effet d’une absolution pour le chorégraphe. C’est aussi un soulagement pour les danseurs du Ballet de Hanovre invités par l’Opéra de Cologne – avec des danseurs du Ballet de Stuttgart et de Sarrebruck – comme en témoigne Louis Steinmetz. «On s’était préparé aux salutations mais on ne savait pas si Marco accepterait de venir sur scène ou pas. Ana Paula Cargo était chargée d’aller le chercher en coulisses et attendait son signal. Quand il s’est avancé, c’était émouvant. Avec cette standing ovation, j’ai eu la sensation que c’était son comeback».
L’enthousiasme du public saluait aussi la performance des danseurs dans des pièces extrêmement exigeantes physiquement, qui revisitaient la période allant de 2005 à 2022 avec deux solos (Tué et Äffi), deux duos (Eyes Open / Shut your Eyes et Midnight Raga) et une pièce pour neuf interprètes (Whiteout).
Une fougue juvénile
Si j’avais fait le déplacement à Cologne, c’était moins pour voir des pièces de Marco Goecke – programmées régulièrement au Grand Théâtre de Luxembourg – que pour découvrir Louis Steinmetz sur scène puisque je n’en avais pas encore eu l’opportunité. Je n’ai pas été déçue. Sa performance dans le duo Midnight Raga était à couper le souffle, portée par une fougue juvénile, une envie d’en découdre qui vibrait sur scène et qui a sans doute donné quelques sueurs froides à son partenaire. Qu’il soit à l’affiche des flyers distribués pour la soirée n’étonne guère. Si tous les interprètes étaient d’un excellent niveau technique, un seul autre danseur, du Ballet de Sarrebruck, m’a paru sortir du lot ce soir-là par sa présence scénique.
Midnight Raga est une courte pièce de 12 minutes seulement dans laquelle les danseurs semblent virevolter au-dessus de l’abîme tant la pièce est exigeante. Cela se joue au niveau de la vitesse d’exécution des petits mouvements fragmentés et vibrionnants du haut du corps qui font la signature de Marco Goecke, mais aussi de l’extrême précision et coordination requise entre les danseurs. «À un moment je n’ai plus senti mes bras et j’ai cru que je n’arriverais pas au bout. Et puis je me suis dit que je n’avais pas le choix et c’est reparti», confie le danseur qui «adore les challenges physique et tester jusqu’où je peux aller».
Cette intensité gestuelle tranche avec le calme de l’atmosphère musicale. Midnight Raga est portée par la musique indienne de Ravi Shankar puis, après une pause silencieuse, par le blues d’Etta James, I’d rather go blind. Louis Steinmetz se lance tout d’abord seul dans la bataille avant de s’éclipser et de laisser la place à Rosario Guerra. Puis tous deux se retrouvent dans une parenthèse de temps suspendu, avant de reprendre ce que Louis Steinmetz ressent comme un rodéo : «C’est comme si l’un était assis sur le cheval et l’autre sur les épaules de son partenaire. On est très interdépendant l’un de l’autre. Il faut arriver à garder le contrôle sinon tout explose. Là je ressentais une tension en entrant sur scène et je suis allé un peu vite. Comme je suis presque toujours devant, Rosario a dû me suivre… le pauvre!»
Louis Steinmetz connaît bien cette pièce, créée en 2017 pour le Nederlands Dans Theater 2. Marco Goecke avait choisi le jeune Luxembourgeois pour la danser en duo avec Rosario Guerra à l’occasion de sa réception du Prix allemand de la danse au Aalto-Theater de Essen en 2022. «Je savais que Marco était dans la salle du Staatenhaus de Cologne. C’était important de donner le meilleur pour lui, un an après le scandale», m’a-t-il confié après la représentation.
Cette performance lui a permis de mesurer le chemin parcouru. «Lorsque je regarde la captation d’Essen, je vois que je dansais une pièce qui n’avait pas été créée pour nous. Au fil du temps, on en a pris possession. Les mouvements ont beau être très écrits, ce sont aujourd’hui nos corps qui parlent et qui peuvent prendre des libertés dans l’interprétation».
Nouvelles perspectives
Lors de notre dernière rencontre à Luxembourg en décembre 2022, «l’affaire Goecke» n’avait pas encore percuté le Ballet de Hanovre. Louis Steinmetz dit avoir assez mal vécu cet épisode qui a fragilisé un ensemble de danseurs constitué par le chorégraphe depuis moins de quatre ans. Mais il a aussi «appris énormément sur l’esprit de communauté, de famille des danseurs». Il a signé et était présent aux côtés de ses camarades qui ont lu sur scène une tribune de soutien à Marco Goecke, dont les pièces ont continué à être dansées à Hanovre.
La programmation de cette saison lui a permis d’explorer le travail de nouveaux chorégraphes phares ou émergeants de la scène internationale comme l’Israélienne Sharon Eyal, le suédois Johan Inger ou la Portugaise Liliana Barros.
Malgré la charge de travail intense à Hanovre, il aspire toujours à se produire au-delà de cette institution. C’est ainsi qu’il a accepté la proposition de l’agente de Marco Goecke, Nadja Kadel, de danser Midnight Raga à Essen puis au Festival des deux Mondes à Spoleto (Italie) et à Cologne. Il dansera aussi cette pièce dans le cadre des Hivernales de la Danse à Liège les 15 et 17 mars grâce à la recommandation de l’un de ses professeurs de ballet qui a joué les intermédiaires.
Dans un registre davantage contemporain, Louis Steinmetz a aussi un ticket pour la plate-forme européenne de danse contemporaine Aerowaves où il dansera Born by the sea, chorégraphiée par un ancien collègue danseur, Fran Diaz, désormais chorégraphe indépendant (le 16 mars à Mainz et le 22 mars à Wiesbaden). Voilà qui pourrait susciter l’intérêt des programmateurs au Luxembourg, qui observent de près ce qui se passe aux Aerowaves…