« Pelléas et Mélisande » à l’heure de #MeToo

par Marie-Laure Rolland

Pour mettre en scène le seul opéra composé par Debussy, dont on commémore cette année les 100 ans de la mort, l’Opéra Ballet de Flandre a fait appel aux chorégraphes belges Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jallet. L’histoire d’amour interdit entre les deux jeunes héros se déploie dans le décor futuriste néo-pop imaginé par l’artiste féministe Marina Abramovic. Tous les registres sensibles sont convoqués pour explorer les non-dits du livret et de la partition, qui résonne singulièrement avec notre époque. A Luxembourg, c’est l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg qui a interprété l’œuvre sous la direction du chef argentin Alejo Pérez.

Pelléas et Mélisande est un drame lyrique en cinq actes et douze tableaux créé en 1902 par Claude Debussy sur un livret de l’écrivain belge et prix Nobel de littérature Maurice Maeterlinck. Ce qu’il y a de frappant dans la mise en scène proposée par le duo Cherkaoui/Jallet, c’est que plus de 100 ans après, il prête à une exploration très actuelle sur les relations entre hommes et femmes, dans un monde où la sexualité est toujours un instrument de domination.

La scénographie signée par Maria Abramovic enfonce le clou. C’est l’une des grandes réussites de cette coproduction  du Grand Théatre de Luxembourg, au demeurant servie par d’excellents interprètes. Le décor déploie les symboles phalliques  (accessoires dressés ou posés au sol qui font office de piliers, troncs d’arbres, lits) ou vaginaux (le rond de l’écran circulaire suspendu sur lequel sont projetées des vidéos, de la construction mobile qui symbolise le bord d’une fontaine, de l’anneau de mariage…).

Mélisande (la jeune et talentueuse soprano norvégienne Mari Eriksmoen) est une jeune fille que Golaud (le baryton anglais Leigh Melrose), un homme veuf d’un certain âge, trouve en pleurs au milieu d’une forêt. Déjà, le mystère plane. Que lui est-il arrivé d’indicible ? A l’heure de #MeToo, on peut imaginer bien des scénarios. Elle ne veut pas que Golaud la touche, pourtant on apprend peu après qu’elle est devenue sa femme. Tous deux reviennent au château familial car le grand-père de Golaud, le roi Arkel (Mattew Best), serait sur le point de mourir. Là vit le jeune demi-frère de Golaud, Pelléas (le baryton canadien Phillip Addis).

L’œil dans la tombe

Dans cette atmosphère de fin de règne, en un lieu cerné de forêts sombres, plane un parfum d’outre-tombe accentué par l’espace scénique en forme de capsule de plastique noir que l’on imagine propulsée dans le cosmos par l’effet des vidéos de ciels intergalactiques ou terrestres qu’auraient pu signer Terrence Malik. Le huis clos du château s’ouvre ainsi parfois à l’infini. Dans cette fenêtre ronde, en forme d’œil, on peut aussi voir le reflet de notre propre regard sur cette histoire ou, pour citer Victor Hugo, cet œil qui «était dans la tombe et regardait Caïn ».

Nul ne peut rester insensible à la beauté et l’innocence de la blonde et solaire Mélisande. Golaud, dévoré de jalousie, suspecte Pelléas et sa jeune femme d’être amants. Le vieux roi Arkel, miraculeusement guéri, sollicite la tendresse – voire plus ? – de la belle. Mais c’est avec Pelléas, son alter ego en quelque sorte, que Mélisande va tenter de s’émanciper.

En contrepoint du chant des personnages, sept danseurs – uniquement des hommes, comme pour souligner cette domination du masculin sur le féminin – se déploient dans une chorégraphie qui n’est pas unilatérale. Parfois, ils se fondent dans le décor pour figurer par exemple le rebord du lac au-dessus duquel se penche Mélisande. Ailleurs, ils incarnent l’esprit belliqueux de Golaud ou l’esprit amoureux des jeunes amants. Plus loin, ils se font l’instrument du destin et tissent les cheveux de Mélisande pour en faire le lien qui l’unit à Pelléas ou le filet dans lequel la retient son mari. C’est eux encore qui aident l’âme de la jeune femme à quitter la terre dans la scène finale, soulevant à bout de bras Mélisande comme l’est Eurydice dans L’Orphée et Eurydice de Pina Bausch.

« Pelléas et Mélissande » avec l’Opéra Ballet de Flandre mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet (Photo: Rahi Rezvani)

La gestuelle néoclassique est généralement lente, fluide, plus ou moins intense selon les passages musicaux, avec des postures de corps dénudés qui renvoient à l’iconographie antique et aux mythes grecs, soulignant l’universalité du propos. Ainsi, la danse s’impose moins qu’elle ne contribue à explorer les possibles dans cette histoire pleine de points d’interrogations, portée par le flux musical envoûtant de Debussy.

Marie-Laure Rolland

 

 

 

Vous aimerez aussi

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.