Dans Human in the Loop, Anne-Mareike Hess et William Cardoso se laissent guider par une IA qui dicte littéralement leurs pas. Un procédé qui trouve – heureusement – ses limites.
par Marie-Laure Rolland
Difficile de passer à côté de la question de l’intelligence artificielle par les temps qui courent. Certains prédisent la fin de l’humanité. D’autres sont optimistes quant aux perspectives que cela ouvre. La danse peut-elle apporter quelque chose au débat ?
Cela fait longtemps que Nicole Seiler, l’une des figures incontournables de la danse contemporaine en Suisse, s’intéresse aux sciences et à leurs interactions avec l’humain. En quoi nous transforment-elles ? Qu’est-ce qui peut naître des frictions entre l’outil et son génie créateur ? On comprend qu’elle ait plongé dans les questionnements autour de l’intelligence artificielle. Cela a donné Human in the Loop, présenté récemment au Kinneksbond.
Pour générer une chorégraphie avec l’IA, Nicole Seiler a nourri un logiciel par l’audiodescription de pièces déjà existantes. Elle a eu l’autorisation des ayant-droits pour ce faire. Néanmoins, ils ne sont pas cités dans le livret de la soirée. N’aurait-elle pas dû le faire ? Son projet aura permis de mettre la question sur la table et il serait bon que les professionnels de la danse s’en saisissent, comme les autres artistes le font pour faire valoir leurs droits. L’arrivée de l’IA est un combat existentiel qui se joue là aussi.
Avec la complicité de la programmatrice Tammara Leites, la chorégraphe suisse a entraîné la machine pour qu’elle donne des instructions vocales à deux danseurs, Anne-Mareike Hess et William Cardoso. Ceux-ci sont équipés d’oreillettes et exécutent les ordres en temps réel, sans réfléchir, créant une gestuelle robotique : lever un bras, reculer de deux pas en arrière, pivoter le torse et le pencher sur l’arrière, etc… Les sons de la machine dirigent aussi la création sonore et la lumière.
Au fil du temps, on constate que les gestes et l’environnement scénique se complexifient. Des couleurs apparaissent. La musique s’enrichit de sonorités et de rythmes plus élaborés.
Assis sur les gradins installés au bord du tapis de scène, le public voit les danseurs faire une succession de gestes qu’il faut bien appeler chorégraphie, puisqu’ils s’enchaînent dans un certain ordre et dans un cadre donné. Mais l’intérêt de cette chorégraphie ne provient pas de l’enchaînement des mouvements, qui n’arrive pas à dégager un sens. Il réside dans l’observation des différences de réaction des deux danseurs à une même instruction.
Pilotage non automatique
On observe qu’il existe un espace où vient se nicher le libre arbitre de l’interprète, mais aussi sa signature corporelle : la vitesse à laquelle il lève un bras, l’amplitude de ses pas, de quel côté il pivote son torse, jusqu’où il se penche sur l’arrière, etc. Cet espace s’élargit à mesure que les instructions deviennent plus abstraites.
Et puis, il faut bien dire que la construction de la pièce n’a pas été entièrement pilotée par l’IA mais surtout par Nicole Seiler, qui a veillé à la progression dramaturgique de la démonstration en dosant les différentes séquences, et qui a fait le casting.
La qualité des interprètes fait beaucoup dans la réussite du projet. La question de la transformation du corps, de sa résistance ou de sa soumission aux diktats, occupe Anne-Mareike Hess de longue date. Il y avait un peu de son Warrior dans le Human in the Loop. William Cardoso de son côté a injecté dans sa performance une énergie de chair et d’os qui a montré qu’il y a des échappatoires au cadre fixé par la machine.
Le public est ressorti de la salle de spectacle enchanté … et somme toute rassuré. Dans le face-à-face entre l’IA et les artistes, ceux-ci tiennent encore fermement le gouvernail.