Pour faire sortir Frank Feitler de sa tanière, il faut que le déplacement en vaille la peine. L’ancien directeur du Grand Théâtre de Luxembourg était présent samedi 7 avril 2018 pour la présentation d’une pièce clé du répertoire de la grande chorégraphe flamande Anne Teresa de Keersmaeker, Achterland. La pièce a dix-huit ans mais n’a pas pris une ride. Entre-temps, une nouvelle génération de danseurs l’a faite sienne et nous avons pu la découvrir dans toute sa virtuosité et sa fraîcheur.
Frank Feitler, qui a été un soutien sans faille de ATK pendant plus d’une décennie, était manifestement ému. Et heureux sans doute de ce Red Bridge Project qui réunit cette saison le Grand Théâtre, la Philharmonie et le Mudam autour de la chorégraphe flamande. La grande salle n’était pas sold out mais, pour une semaine de congés scolaires, elle était étonnamment bien remplie. Les fidèles étaient au rendez-vous.
Paysages musicaux
Achterland en flamand, cela signifie l’arrière-pays. Inutile d’imaginer des évocations de paysages belges. L’arrière-pays dans lequel nous entraine ATK est celui de la musique, un paysage sonore qu’elle n’a eu de cesse d’explorer depuis ses débuts en 1982 avec Fase, sur une musique de Steve Reich. Ici, elle nous mène sur les traces de György Ligeti (8 études pour piano solo) et de Eugène Ysaÿe (sonates 2, 3 et 4 pour violon).
Cette pièce est connue pour avoir représenté un moment charnière dans le parcours de la chorégraphe. C’est la première fois qu’elle intègre des musiciens sur scène. C’est aussi la première fois qu’elle fait danser des hommes au sein de sa compagnie Rosas, fondée en 1984 et jusqu’alors exclusivement féminine. Sur un parquet de bois évoluent un violoniste, un pianiste, trois danseurs et cinq danseuses. Le décor minimaliste – cinq chaises et cinq podiums mobiles – est sculpté par le splendide jeu de lumière qui quadrille l’espace en même temps qu’il façonne des atmosphères changeantes.
Au regard de certaines créations plus récentes que nous avons pu découvrir sur la scène du Grand Théâtre, cette pièce frappe par la précision et la vélocité de son écriture chorégraphique qui ne laisse quasi pas de répit aux danseurs tout au long des 90 minutes de spectacle. Même lorsque la musique se fait plus lente, le corps reste sollicité jusque dans ses derniers retranchements. La première partie est particulièrement corsetée. Chaque pas s’inscrit en contrepoint d’un son, d’un phrasé musical, d’une rythmique audible ou sous-terraine. Les interprètes n’interagissent pas entre eux même s’ils se retrouvent souvent à l’unisson. Les corps tombent au sol, se relèvent, retombent, roulent en vrille ou tournent en spirale. Toutes les dimensions de l’espace sont explorées sur le fil du flux sonore, dans une dynamique qui se poursuit lorsque la musique cesse pour laisser entendre le silence.
La deuxième partie, marquée par la brusque irruption de la lumière dans la salle et l’échange de regards entre les interprètes et le public, est beaucoup plus jubilatoire. Les vêtements monochromes des danseurs deviennent colorés et les émotions ne sont plus refoulées. Même l’humour, qu’Anne Teresa de Keersmaeker utilise avec parcimonie, s’invite sur scène. Place à la jubilation de la danse et de la sublime musique de Ligeti et Ysaÿe !
Marie-Laure Rolland
Photos: Anne van Aerschot
Prochain rendez-vous du Red Bridge Project les 14-15 avril 2018 au Mudam Luxembourg.
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Voici le trailer de Achterland filmé en 1990.