Un récent rendez-vous du Centre de création chorégraphique de Luxembourg (TROIS-CL) a proposé un concept inédit et assez radical pour respecter les contraintes sanitaires liées à la pandémie. Chaque spectateur a pu vivre un tête-à-tête avec un artiste, le temps d’une performance. J’ai eu le privilège de faire partie des « happy few » qui ont pu participer à l’expérience. Récit d’un parcours non balisé.
J’avais prévu d’aller à la Banannefabrik où le programme annonçait des performances de Sarah Baltzinger, William Cardoso, Anne-Mareike Hess, Simone Mousset, Rhiannon Morgan et Annick Schadeck. Mais voilà, le Covid-19 s’est ajouté à mon agenda. Placée en quarantaine, je me suis reportée sur la déclinaison digitale de cet événement, organisée parallèlement.
A l’affiche de ce côté-là : des rencontres en live Stream via la plate-forme Zoom avec Jill Crovisier, Valérie Reding, Tania Soubry et Léa Tirabasso, mais aussi deux nouveaux venus sur la scène chorégraphique luxembourgeoise : Isaiah Willson et Ioanna Anousaki.
Ma participation s’accompagnait de nombreuses questions que j’avais bien l’intention d’élucider : Que peut apporter l’interactivité à un spectacle par écran interposé ? Cela fait-il sens artistiquement ? Et puis, quel allait être mon propre rôle dans tout cela ? Avais-je vraiment envie de sortir de ma zone de confort de spectatrice passive ? Que dire à l’artiste à l’issue de la représentation ? Qu’attendait-il ou elle de moi ?
C’est ainsi que je me suis lancée dans un marathon de six rendez-vous d’une trentaine de minutes, dont environ 10-15 minutes de performance artistique. Une succession de rencontres extrêmement contrastées par les moyens mobilisés, mais aussi leur stratégie d’interaction avec le spectateur.
L’art de brouiller les repères
La palme de l’exploitation du format vidéo revient à Valérie Reding, qui a retravaillé sa dernière pièce, m.a.d, pour en faire une performance exclusive en live Stream, avec la complicité de Nora Smith et Mahalia Giotto. L’artiste danse en direct, tout en étant filmée sous différents angles par un jeu de trois caméras. Sur l’écran s’impriment en superposition d’autres images pré-enregistrées et remixées. Différentes temporalités se juxtaposent ainsi, brouillant les repères. La silhouette se fond progressivement dans ce collage de plus en plus abstrait et psychédélique, tandis que résonnent les échos lancinants de la voix d’Ivy Monteiro. Les images sont somptueuses et l’effet envoûtant.
Pouvoir assister de manière exclusive à une performance de ce niveau-là est un privilège qu’on ne va pas bouder, même si mon image de voyeuse en haut de l’écran, tout au long de la performance, faisait franchement tache dans le tableau d’ensemble.
Se pose quand même la question : ne serait-il pas plus opportun de proposer cette expérience à une audience beaucoup plus large ? A ce niveau de technicité, la qualité a un coût qui ne se justifie guère pour un seul spectateur.
Isaiah Willson a lui aussi joué à fond la carte du format vidéo, dans un registre cinématographique assez bluffant. Ce nouveau venu sur la scène chorégraphique y fait une entrée remarquée avec « Passenger ». L’écran s’ouvre avec un plan serré sur un homme au volant d’une voiture. Ambiance nocturne. Un paysage urbain défile en arrière-plan. Un appel téléphonique fait perdre au conducteur le contrôle. Il est comme pris de panique dans ce huis-clos oppressant dont on devient le témoin impuissant – là encore, le collage de mon image sur l’écran, au milieu de l’action, est plus gênant qu’autre chose.
L’illusion de road-movie est totale grâce à une mise en scène réglée au millimètre par le chorégraphe, sans débauche de moyens techniques. Difficile de croire que tout ceci n’est pas une séquence préenregistrée. Et pourtant ! L’illusion du septième art est bel et bien retournée. Nous sommes dans un vrai fake-movie. C’est très très fort. Isaiah Willson est un nouveau talent pluridisciplinaire qui n’a sans doute pas fini de nous surprendre. On l’attend au tournant !
La carte de l’interactivité
Au niveau de l’interactivité du format 1+1, la palme revient à Léa Tirabasso avec « Rest in Peace 2020 ». L’artiste basée à Londres fait entrer ses visiteurs, sur le mode de l’humour et de l’auto-dérision, dans l’intimité de sa chambre et de sa vie de chorégraphe frappée par la pandémie. En utilisant les outils de partage de la plate-forme Zoom, nous voilà en train d’explorer les fichiers qui racontent sa vie, son œuvre et surtout ses déboires.
Avec le rire comme arme fatale, la chorégraphe fait sauter toutes les barrières digitales jusqu’à réussir à me faire lire de l’anglais et danser sur mon inavouable tube de l’année 2020. Un exercice sans prétention de catharsis pour elle, d’art-thérapie pour moi. Cette expérience ludique ne va pour l’instant pas très loin artistiquement. Mais cela pourrait bien servir de format à explorer pour un prochain projet chorégraphique, « live » cette fois.
Tania Soubry explore elle aussi l’interactivité en entraînant son visiteur au cœur de sa chambre-capsule. Elle m’explique qu’elle tente de rejoindre la terre après la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, en s’inspirant du manuel « Down to Earth » du sociologue Bruno Latour. Me voilà mêlée à un jeu mi-politique, mi-ésothérique. Il faut choisir des cartes, analyser ses performances, prendre position.
L’expérience n’a pas été évidente à gérer de son côté, compte-tenu des aléas techniques du live-Stream. Et dans le même temps, ma position était assez acrobatique. Pas évident de me mettre au diapason de la performeuse ! Cela dans un scénario un peu fourre-tout qui explore en une dizaine de minutes le Brexit, la crise climatique et les dérives de la globalisation.
Tania Soubry, en performeuse pro, a gardé bonne figure et assumé son rôle jusqu’au bout. Mais ma prestation était-elle à la hauteur ? À l’issue de la rencontre, je l’ai laissée à la dérive dans le cyber-espace avec le sentiment inconfortable de planètes qui ne se sont pas vraiment alignées. Le format 1+1 peut être redoutable.
Danse à la demande
Jill Crovisier de son côté a fait le choix de l’efficacité. Un côté « cam girl » assumé, mais détourné. Le contrat était de danser une pièce pour une personne, par vidéo interposée. Eh bien elle accueille son visiteur par un « Moien ! », lui explique ce qu’il va se passer et se met à danser. Elle papotera encore un peu avant qu’on se quitte. Sans faux-semblant. C’est simple mais malin.
Dans l’intimité de sa Stuff familiale, elle joue « Die Gastgäberin », alias Magdalena. L’hôtesse, assise à table, attend ses invités. Faute de les voir arriver, elle laisse libre cours à toutes sortes d’états d’âme. Il n’y a pas de Casse-noisette à l’horizon, mais deux nounours qu’elle tente d’animer. Des échos de conversations et de cliquetis de verres servent de support à cette évocation un brin grinçante, un brin nostalgique, des ambiances de convivialité qui nous manquent tant.
Le spectateur occupe bizarrement une double place : à la fois celle du quatrième convive face à l’hôtesse (l’oeil de la caméra) et au-dessus (le témoin de la vignette Zoom). A la fois dedans et dehors. C’est assez troublant.
Comme Jill Crovisier, Ioanna Anousaki a pris le parti du « service à la demande ». Elle accueille simplement le visiteur avant de danser « The Shade of my own ». Il s’agit d’un duo avec l’ombre qui l’a accompagnée pendant le confinement, reflet de ses états d’âme durant cette période de solitude – et des angoisses qui habitent nombre d’entre nous en cette période de pandémie. C’est donc une pièce très dansée, suggestive, intime, où elle s’exprime sans interface (contrairement à Jill Crovisier qui endosse le rôle de Magdalena).
Ce cas de figure montre les limites de l’exercice du live Stream pour un projet assez conventionnel. Le set technique ne l’a pas mise en valeur. Elle aurait gagné à se produire sur une véritable scène pour donner à ressentir des ombres plus tangibles. Sera surtout resté le plaisir de la rencontre qui, lui, a été fugace mais authentique.
« Danser sur du sable mouvant »
Somme toute, ce parcours 1+1 m’aura surtout impressionnée par la puissance créative des artistes rencontré.es, par-delà les contraintes imposées. Une force très inspirante alors que notre quotidien impose de chaque jour « danser sur du sable mouvant », comme l’a exprimé la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker.
Et puis, il y aussi une forme de générosité à oser s’exposer à de nouveaux outils pour briser les distances, envers et contre tout. Cela ne fonctionne pas toujours de manière optimale. Mais cela permet au moins d’ouvrir des voies.
Marie-Laure Rolland