Les leçons d’une année « cauchemardesque » pour la danse contemporaine

par Marie-Laure Rolland

La scène artistique luxembourgeoise a obtenu gain de cause : 2021 démarre avec l’annonce de la réouverture des salles de spectacle. Mais après une année 2020 marquée par la pandémie de Covid-19, les questions sont nombreuses. Certains chorégraphes ou danseurs ont-ils disparu du radar ? Les nouvelles initiatives ont-elles fonctionné, ou pas ? La pandémie va-t-elle durablement modifier les pratiques artistiques ? Que va-t-il se passer en attendant l’ouverture d’une « vraie » Maison de la danse ? La Glaneuse s’est entretenue avec le directeur du Centre de création chorégraphique du Luxembourg (TROIS-CL), Bernard Baumgarten, pour faire le point.

 

Interview : Marie-Laure Rolland

Bernard Baugmarten, dans quel état d’esprit avez-vous appris la nouvelle de la réouverture des salles le 11 janvier ?

C’était avant tout une surprise car je ne m’y attendais absolument pas. Je tablais sur encore 15 jours de fermeture. Mais c’est une très bonne nouvelle. Cela donne une perspective.

Le TROIS-CL  a-t-il eu le temps de s’y préparer ?

Bien sûr on ne peut pas reprogrammer des spectacles du jour au lendemain. Les premiers projets devraient apparaître dans une quinzaine de jours, le temps de tout mettre en place, de communiquer avec le public. Chez nous, le prochain rendez-vous est le 3 février avec des rencontres du public en tête-à-tête, en live ou en virtuel, avec douze artistes chorégraphes.

L’expérience des derniers mois permet-elle d’appréhender de manière plus sereine l’année 2021, ou avez-vous l’impression de continuer à naviguer à vue ?

Nous continuons à naviguer à vue, absolument. Mais la Theater Federatioun a  réussi à convaincre les autorités qu’il y avait très peu de chances que quelqu’un attrape le Covid-19 dans l’une de nos salles car les mesures sanitaires sont drastiques. Nous sommes par ailleurs convaincus que les arts de la scène ont une mission dans cette crise. Nous pouvons donner aux spectateurs un peu d’émotions positives, leur permettre de se changer les idées, de trouver autre chose que les headlines que l’on trouve dans les journaux. L’art est un produit de première nécessité, aussi notre slogan pour la nouvelle année est-il : « The show must go on ! »

Le gouvernement s’est laissé convaincre. Mais qu’en est-il du public. Va-t-il revenir dans les salles ?

La jauge est assez petite puisqu’il doit y avoir deux mètres d’écart entre chaque spectateur, à 360 degrés. Cela fait 10% de la capacité. Je crois qu’une grande partie du public attend de retourner dans les salles.

 

« 2020 : année cauchemardesque »

 

 Sur la homepage du Centre chorégraphique, 2020 est qualifiée d’année de « cauchemars ». En quoi le bilan est-il si catastrophique ?

En 2020, on allait récolter les fruits de plusieurs années de travail au niveau international pour mettre en place des réseaux, des échanges, faire monter la qualité de la création au Luxembourg. Et puis, à partir du premier confinement à la mi-mars, tout a été annulé ou reporté, avec pas mal d’incertitudes sur les possibilités de report.

Quel est le bilan en termes de nombre de créations annulées ou reportées ?

D’après les chiffres dont je dispose, pour les huit créations luxembourgeoises qui devaient être présentées dans le pays sur cette période, nous avons enregistré à ce jour 10 dates annulées et 31 reportées. Enfin quand je dis « reporté », c’est assez vague car nous n’avons la plupart du temps pas encore de nouvelles dates.

Pour les spectacles programmés sur les scènes internationales, il y a eu 16 dates annulées et 24 reportées ou en suspens, notamment à la Tanzmesse de Düsseldorf, au festival européen Aerowaves et à la fête de la danse à Genève. Il faut ajouter à cela les 19 dates de Jill Crovisier au festival d’Avignon, qui n’a pas eu lieu.

Ces différents rendez-vous sont généralement suivis d’invitations par les programmateurs qui y assistent. Or pour l’instant, les programmateurs ne font pas d’invitations par peur de devoir annuler les spectacles par la suite. Cela grèverait trop leurs budgets.

L’une des principales activités du TROIS-CL est l’accueil d’artistes en résidence. Celui-ci n’a pas été totalement stoppé…

Après le premier confinement, les artistes ont pu reprendre le travail au mois de juin. Quasi toutes les résidences nationales de 2020 ont pu avoir lieu. En revanche sur la quinzaine de résidences internationales organisées chaque année, deux ont été totalement annulées, les autres ont pu être reportées à 2021.

Quelle a été la perte de revenu des chorégraphes et danseurs luxembourgeois du fait de la pandémie en 2020 ?

Nous n’avons pas ces chiffres mais je sais que le ministère de la Culture fait des enquêtes à ce sujet. Il est sûr qu’il y a eu des pertes pour les artistes. Concernant le TROIS-CL, nous avons une enveloppe budgétaire annuelle et les rentrées de billetterie sont marginales. Déprogrammer certaines activités nous a fait économiser des sommes qui ont été réinjectées dans de nouveaux projets compatibles avec les mesures sanitaires.

Je trouve que le ministère a fait un travail exemplaire en donnant des aides aussi bien aux structures qu’aux artistes pour « faire travailler les artistes plutôt que leur donner du chômage ».

N’y a-t-il pas une sorte de sentiment d’usure chez certains artistes, la tentation de jeter l’éponge pour faire autre chose ? Certains ont-ils disparu du radar ?

C’est un peu comme le homeworking. Ceux qui ont beaucoup travaillé avant la pandémie, travaillent aussi pendant et continueront après. C’est normal. Ce sont des gens ambitieux, qui ont des choses à dire, une urgence de créer. Bien sûr, il y a des moments où les gens sont à terre et ils n’en peuvent plus. Mais là c’est notre boulot de les remonter. Nous parlons avec tout le monde et, jusqu’à présent, un seul chorégraphe n’a pas donné de nouvelles. Le TROIS-CL est resté ouvert, y compris pendant les fêtes. Toutes les classes professionnelles du matin sont complètes. Avec l’équipe du TROIS-CL, qui est vraiment super, on est dans le même bateau. On ne lâche rien. Tout le monde fait son maximum pour continuer.

 

« Je suis toujours allergique quand on investit plus dans la technique que dans l’artistique »

 

Plusieurs nouvelles initiatives ont été lancées dans le contexte de la pandémie. Il est intéressant d’analyser ce qui a marché et ce qui a moins fonctionné. Lors du premier confinement, vous avez diffusé des captations de spectacles déjà enregistrés. Une initiative que vous n’avez pas poursuivie par la suite…

Nous avons diffusé ces captations dans un premier temps, faute de mieux. Elles ne sont pas destinées au grand public mais aux programmateurs qui veulent visionner des pièces avant de les programmer. Au début, il y a eu un effet de curiosité, mais le public s’en est lassé. La qualité n’a rien à voir avec les retransmissions en direct, qui sont très très très chères. Nous ne sommes pas non plus le Met, qui peut faire des captations avec énormément de caméras. Le programme et le public du TROIS-CL ne justifient pas de tels investissements, même avec les aides prévues par le ministère de la Culture. Je suis toujours allergique quand on investit plus dans la technique que dans l’artistique. Ce n’est pas notre mission.

Le concours de vidéos-danse « Dance from Home », en collaboration avec la plate-forme Kuk.lu, a-t-il été un succès?

 À ce moment-là, on était dans le dur du confinement. Tout le monde était à la maison sans pouvoir rien faire. Il était important pour nous de garder le contact avec les artistes et de les motiver à créer. Chacune des 14 œuvres sélectionnées a été rémunérée 500 euros (+ 100 euros par projection au TROIS-CL). Les lauréats ont obtenu 2000 euros pour le prix du public et 2500 euros pour le prix du jury professionnel.

L’idée de faire un concours a émergé dans un deuxième temps, pour associer le public à l’initiative. Il y a eu 1516 votes et 7111 visionnages des vidéos au total. La soirée de remise de prix du 16 juillet a été suivie par 151 personnes en direct sur www.kuk.lu et 2385 en direct sur Facebook. C’est un très grand succès, à la fois en terme de sensibilisation du public que pour les artistes puisque cela a incité certains à poursuivre dans cette voie.

Georges Maikel Pires Monteiro : « It Gets Better »

 

Pour la première fois dans l’histoire de la danse luxembourgeoise, deux chorégraphes luxembourgeoises Anne-Mareike Hess et Léa Tirabasso –  avaient été sélectionnées au festival européen Aerowaves. Celui-ci a finalement eu lieu en ligne au mois d’avril. Cela a-t-il fonctionné ?

La ville de Rejika en Croatie, qui devait nous accueillir, a mis les moyens pour la production du festival en ligne. C’était bien de le faire mais ce n’est pas l’avenir à mes yeux. Pour les professionnels qui viennent faire leur marché dans ce type de festival, tout ne se passe pas sur scène. Il y a aussi les contacts informels, les négociations dans les coulisses, les réunions et le networking.

Cela étant, on voit que la technique évolue. J’ai déjà participé à des présentations virtuelles avec casque et c’est déjà un autre niveau d’expérience. Il est clair que je ne me déplacerai plus à 3000 kilomètres pour aller voir un spectacle si je peux utiliser ce medium. Dans une perspective d’écoresponsabilité, les grandes plateformes de type Aerowaves ou Tanzmesse ne pourront plus se passer de ce format, à côté de leur organisation physique.

Autre expérience nouvelle : le projet Tiperary au mois d’octobre 2020. Ce laboratoire international pour danseurs a été réalisé au TROIS-CL sous la direction de la chorégraphe Léa Tirabasso, en connexion vidéo avec deux autres centres chorégraphiques partenaires, en Italie et en Irlande.  Une expérience concluante ?

Ce workshop de partage d’expérience à distance a globalement été positif. Mais cela nous a aussi permis de voir que l’organisation en amont doit être précisée et l’objectif clarifié. Nous avons par ailleurs observé que cela pouvait fonctionner avec une technique allégée, donc à moindre coût.

 

« Rattraper le temps perdu »

 

Concernant les perspectives pour 2021, on peut lire sur la homepage du TROIS-CL que le Centre chorégraphique se veut « encore plus ambitieux dans ses actions et dans ses objectifs ». Comment et pour aller dans quelle direction ?

Nous voulons rattraper le temps perdu, remettre sur les rails tous les projets lancés avant 2020. La pandémie nous aura fait perdre pratiquement deux ans. Ce sera dur de remonter la pente car on n’est pas les seuls sur le marché international.

N’allez-vous pas de nouveau bâtir sur du sable, compte-tenu des incertitudes sanitaires qui subsistent ?

Nous nous projetons sur trois ans. Je pense que durant le premier semestre 2021, nous allons continuer à naviguer à vue. C’est peut-être au second semestre que nous pourrons fixer des choses. Pour l’international, il y a quelques ouvertures mais tout reste très fragile. Au Luxembourg, nous discutons beaucoup avec nos institutions partenaires comme le Grand Théâtre ou le Kinneksbond, pour voir comment diffuser des projets. Nous avons aussi décidé de présenter des spectacles à la Banannefabrik au milieu du mois, parallèlement aux traditionnels rendez-vous mensuels du 3 du Trois, qui resteront dédiés à la présentation des « work in progress ».

Le TROIS-CL va-t-il pouvoir accueillir des compagnies internationales ?

Oui. Les compagnies françaises de Sarah Cerneaux (compagnie La Face B) et Ezio Schiavulli (Compagnie Ez3_Ezio Schiavulli) sont invitées chez nous en janvier pour travailler, même s’il n’y a pas de présentation publique. En février, on devrait avoir Pierre Piton qui vient de Suisse. Nous accueillons aussi beaucoup de danseurs de la Grande Région, comme Camille Mutel qui est là en ce début d’année, ou Sarah Baltzinger qui travaille sur un nouveau duo.

 

Vers une « vraie Maison de la danse »

 

Cela fait plusieurs années que le TROIS-CL est à l’étroit dans les murs de la Banannefabrik. A quel horizon le Centre chorégraphique sera-t-il dans les nouveaux locaux du bâtiment Monnet, au Kirchberg ?

Nous sommes en pleine négociation avec les ministères des Bâtiments publics et de la Culture. Pour le bâtiment Monnet, ce ne sera pas avant 2028. Or la scène se développe beaucoup trop vite par rapport à cette échéance. Il faut donc trouver une alternative qui pourrait être une rénovation des sous-sols de la Banannefabrik. Ils couvrent toute la surface du bâtiment. En revanche les plafonds sont moins haut. Cela représente un investissement de rénovation conséquent. Nous espérons pouvoir convaincre les pouvoirs publics.

Le TROIS-CL a rejoint le réseau européen des Maisons de la danse il y a un an. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?

Ce réseau nous permet d’être sur la carte européenne des Maisons de la danse et il nous offre une aide pour nous développer.

Avec quel objectif ?

Avoir une vraie maison de la danse, avec un programme et un bâtiment. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Helsinki a mis dix ans pour le mettre en place.

Quel type de programmation offrira-t-elle ?

Nous pourrons donner plus de visibilité aux compagnies luxembourgeoises qui n’ont pas encore de partenaires, ou aux spectacles des compagnies étrangères accueillies en résidence. L’idée est aussi de développer le volet de la sensibilisation auprès du public. Nous pourrions faire beaucoup plus, recevoir des classes, créer une compagnie composée d’amateurs qui pourraient travailler sur le répertoire luxembourgeois, héberger des associations comme la Confédération Nationale de la Danse ou AWA et travailler beaucoup plus étroitement avec eux.

Un échange entre les chorégraphes de la soirée "Les imprévisibles" au TROIS-CL (photo: Marco Pavone)

Un échange entre les chorégraphes de la soirée « Les imprévisibles » au TROIS-CL (photo: Marco Pavone)

 

L’autre changement cette année va se situer au niveau du lancement de Kultur.lx, un Art Council qui va regrouper l’aide au secteur culturel, y compris la danse. Quel impact pour le TROIS-CL ?

Les nouvelles coordinatrices de Kultur.lux, Valérie Quilez et Diane Tobes, arriveront à la tête de l’asbl le 1erfévrier et feront tout d’abord un état des lieux de ce qui se fait sur la scène culturelle. Cela leur permettra de voir ce qu’elles pourraient reprendre à un niveau beaucoup plus transversal. Le travail sur le terrain, comme on le fait pour trouver des institutions partenaires ou des échanges de résidence, restera au TROIS-CL. Pour la Tanzmesse par exemple, le TROIS-CL continuera à aller là-bas, mais le financement et l’organisation seront coordonnés par Kultur.lx. Nous ne serons pas avalés par Kultur.lx. Le principal changement viendra au niveau de la distribution des aides à la création ou à la mobilité. Les jurys seront mis en place par Kultur.lx, sans doute pour les projets à partir de 2023.

Cela ne va-t-il pas vous compliquer le travail ?

Le secteur se professionnalise et, comme dans tous les pays, nous avons besoin d’une institution comme Kultur.lx. Pour certains projets, il nous arrive de négocier avec des départements culturels dans les ambassades. Ce n’est pas normal. Par ailleurs, cela va nous permettre de mieux réfléchir à la question d’une meilleure diffusion des spectacles après la pandémie.

La question de l’écoresponsabilité du secteur de la danse a été un thème fort qui a émergé depuis le début de la pandémie. Certaines décisions sont-elles prises à ce stade ?

C’est trop tôt, mais il y a clairement une prise de conscience. Dans le groupe de travail « Ecoresponsabilité », au sein de la Theater Federatioun, nous échangeons sur ce qui existe déjà à ce niveau. Le but est de mettre en place des chartes d’écoresponsabilité – comme cela existe par exemple pour le Festival d’Aix en Provence – qui pourront être partagées par toutes les institutions au Luxembourg. On observe qu’il y a des économies financières à la clé, au-delà de l’argument environnemental fondamental.

 

 

 

 

 

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