Jungle Book Reimagined est un spectacle qui peut désorienter par sa noirceur emballée dans une mise en scène séduisante. Akram Khan ferait-il partie des collapsologues qui pensent que tout est fichu ? Lors de son escale au Luxembourg dans le cadre du Talent Lab 2024, j’ai pu discuter avec lui de sa vision pour notre planète et du rôle de l’art face aux défis actuels.
Akram Khan, votre spectacle Jungle Book Reimagined s’appuie sur l’histoire du Mowgli de Rudyard Kipling, mais votre tonalité est beaucoup plus sombre que celle du livre. A tel point que je me suis demandée s’il a été conçu pour un jeune public …
J’ai créé ce spectacle pour le jeune public en collaboration avec ma fille, qui a 11 ans aujourd’hui et en avait neuf au moment de la création. Elle faisait partie de ceux qui nous donnaient du feedback quand on testait des idées sur l’histoire à raconter. Et la principale thématique qui en est ressortie est le changement climatique. Je voulais traiter ce sujet à travers le regard de ma fille.
Plusieurs sujets s’entremêlent dans la pièce: le changement climatique mais aussi les migrations et la guerre…
Tout est interconnecté. Le changement climatique provoque la sécheresse, qui crée de la famine et la guerre. Les migrants vont là où il y a de la nourriture et de la sécurité.
Ne craignez-vous pas de désespérer la jeunesse en peignant un tableau aussi sombre ?
Pour l’instant ils ne sont pas tous désespérés mais il y aurait de quoi, quand on voit toute la merde que nous allons leur laisser en héritage. La vérité est que nous leur transmettons un monde chaotique, alors que notre génération avait un futur. Cette jeune génération, en particulier depuis le Covid, a été tellement abîmée émotionnellement et mentalement ! Il y a énormément d’anxiété qui en ressort et l’impact s’en fera longtemps sentir.
Votre fille se sent concernée par ces enjeux ?
Oui bien sûr. A l’école, elle parle du changement climatique, de la famine, de l’Ukraine. C’est notre nouvelle réalité et je n’allais pas faire un musical qui passe complètement à côté de ce sujet. Ce n’était pas un choix facile. Je sais que des enfants peuvent être effrayés par certaines scènes. Mais nous les avons testées auprès d’un jeune public à Londres et j’ai pu voir que la pièce leur a parlé. La première mondiale a eu lieu à Leicester. Une grande partie du public était d’origine africaine ou indienne. Ils se sont tout de suite identifiés avec la première scène du spectacle (où l’on voit des radeaux de migrants au cœur d’une tempête, ndlr). Les réactions sont différentes selon la localisation.
Si le public est déjà conscient des crises qui nous entourent, que pouvez-vous leur apporter en mettant en scène le désastre ?
On connaît le désastre. Mais on ne fait rien contre. C’est l’ironie de la situation. Ma responsabilité est au moins d’essayer d’évoquer le changement, de déclencher une réaction émotionnelle par rapport à cela. On a tendance à se protéger des nouvelles négatives qu’on entend chaque jour. On compartimente. On se ferme émotionnellement parce que sinon on n’arrive pas à vivre : comment puis-je prendre mon petit-déjeuner, quand je sais que des milliers d’enfants dans le monde meurent en ce moment à cause de la guerre ?
Pour moi, les artistes les plus forts arrivent à se saisir de thématiques difficiles d’une manière poétique, à travers la danse, le théâtre, l’imagination. Par exemple, le « Sacre du Printemps » de Pina Bausch, qui est une pièce très sombre, déclenche des questions qui amènent à s’interroger : pourquoi y a-t-il le sacrifice d’une jeune fille vierge pour la nature ? Pourquoi une fille ? Et ces questions sont posées d’une manière autre que celle des politiciens.
Pina Bausch a dit : « longtemps j’ai pensé que le rôle de l’artiste était de secouer le public. Aujourd’hui, je veux lui offrir sur scène ce que le monde, devenu trop dur, ne lui donne plus : des moments d’amour pur »…
Je n’ai pas l’impression que Jungle Book Reimagined est totalement sans espoir. La pièce à mes yeux dit qu’il faut se reconnecter à la nature. Cette petite fille migrante, cette Mowgli, doit parler aux gens d’une autre façon. Pourquoi ? Parce qu’on a arrêté d’entendre. Soit on choisit de ne pas entendre, soit on a oublié l’art d’entendre. Par exemple, je vois que mes enfants ne savent plus entendre. Leur capacité à se concentrer est plus réduite que la mienne, laquelle est plus réduite de celle de mes parents. Quand je parle à ma fille, elle me regarde mais très vite je sens qu’elle me « swipe », elle n’est plus connectée. Les technologies ont distordu notre rapport au temps. Il y a trop de cacophonie autour de nous. Il nous manque le silence. C’est pourquoi on apprécie tellement d’aller dans la nature. Là, on a la possibilité d’entendre, en silence. De s’entendre soi-même et d’entendre la nature.
Est-ce qu’il n’y a pas une ironie à thématiser cela dans l’enceinte d’un théâtre ? Le spectateur n’aurait-il pas intérêt à aller se promener en forêt plutôt que de venir voir un spectacle qui parle de reconnexion à la nature ?
Le théâtre est le dernier rituel qui reste dans notre civilisation. Avant, on mangeait ensemble. Maintenant, on mange ensemble mais ma fille regarde son iPad, mon fils regarde la télévision, je leur parle tout en faisant une chose ou l’autre pour mon travail. Quand on achète un ticket de spectacle, on signe une sorte de contrat par lequel on va laisser son téléphone et être présent pendant deux heures avec des étrangers. Pour moi, le théâtre permet de partager des histoires basées sur des mythes, qui sont eux-mêmes basés sur des expériences, et d’y réfléchir.
Les religions proposent aussi des expériences de communion collective. Or, dans nos sociétés occidentales, elles sont en perte de vitesse…
Il y a un parallèle entre les deux. Les religions mobilisent les sens par leur architecture, leurs cloches, l’encens, le matériau des statues, la nourriture sacrée. On retrouve ça dans le théâtre. Il y a ce qu’on voit et entend sur scène, le repas qu’on prend avant ou après la représentation, le parfum qu’on se met pour sortir, la connexion physique avec ses voisins dans la salle. C’est une expérience très différente que de regarder du théâtre sur un iPad.
Qui est plus puissant pour reconnecter les gens : le théâtre ou la religion ?
Je ne sais pas. Ou disons que le nouveau boss aujourd’hui est la technologie. C’est triste. On pense contrôler la technologie alors que la technologie nous contrôle. On la sert. Comment vivre sans son iphone ? C’est vrai que Zoom a certainement sauvé beaucoup de gens pendant la pandémie, on a pu communiquer à distance. Mais en même temps, nous n’avons jamais autant eu la sensation d’être seul.
Notre technologie la plus puissante est notre corps, mais on a arrêté de lui faire confiance. Cela transforme notre relation à l’autre, cela stoppe le mouvement. « Ne bougez pas, je vais bouger pour vous ! »
Quelle est la responsabilité du théâtre dans ce contexte ?
Raconter et partager des histoires d’une manière que les autres modes de communication ne peuvent pas. C’est très important qu’on garde ce mode d’expression. Le théâtre peut parler de l’invisible. Or les nouvelles générations croient de moins en moins ce qu’on ne peut pas voir.
Le cinéma peut aussi parler de l’invisible…
Bien sûr ! Mais il n’y aura pas l’expérience physique que procure une pièce de théâtre ou de danse.
Cherchez-vous des solutions aux défis de notre temps à travers vos créations ?
Non. Je ne crois pas que les artistes aient la responsabilité de changer la politique. Les artistes ont la possibilité de faire entendre les différentes voix qui peuvent s’exprimer par rapport à un problème particulier.
Bien sûr, il y a le changement climatique. Mais il y a aussi une démence collective. Personne ne parle du fait qu’on entre dans une nouvelle guerre mondiale. Ce sont les mêmes schémas qu’avant les première et deuxième guerres mondiales. Tout le monde a conscience que quelque chose ne va pas. Mais c’est très difficile de gérer le fait que quelque chose de vraiment terrible va arriver.
Dans Giselle,, à l’époque où les réfugiés syriens fuyaient la guerre, je parlais déjà de l’oppression des puissants, de la problématique des migrants Ma pièce répondait à cette situation. J’aurais pu imaginer quelque chose qui n’avait rien à voir avec la situation mais ce n’est pas ce que je suis en tant qu’artiste.
Des personnalités comme Peter Brook, Ariane Mouchkine, Romeo Castelluci, qui mettent un miroir face au spectateur, m’ont ouvert à des dimensions auxquelles je n’aurais pas pensé auparavant. C’est le monde dans lequel je suis en ce moment.
Il y a eu une inflexion dans votre œuvre au fil du temps. Vos premières pièces me semblaient davantage centrées sur votre identité, vos racines bangladaises, votre capacité à vous connecter à d’autres cultures. Puis vos pièces se sont assombries avec une dimension davantage politique comme dans l’extraordinaire « Xenos », où il est question de la première guerre mondiale…
J’ai juste grandi. Quand j’ai fait mon solo Desh, c’était en 2011. L’époque était différente. J’étais une personne différente. Les questions politiques ne venaient pas à mon esprit. Je pense que c’est arrivé quand j’ai eu des enfants. Là j’ai commencé à prendre le monde sérieusement. Je vais mourir dans quelques années et mes enfants devront survivre sur une planète qui sera absolument chaotique. Donc je ne peux pas seulement rester assis là et ne pas essayer de changer ce qui m’inquiète. Je veux en parler autant que possible à travers mon travail.
En tant que directeur d’une compagnie de danse, vous avez aussi une responsabilité concrète face au changement climatique. L’industrie culturelle n’est pas particulièrement « eco friendly » dans son mode de production et de diffusion, avec ses tournées à travers le monde…
Pour Jungle Book Reimagined, m’a fille m’a dit qu’on ne pouvait pas avoir de grande scénographie. On a dû changer notre façon de travailler. Donc on utilise des cartons que chaque théâtre nous procure, et une projection de dessins animés.
Je crois aussi que nos tournées vont changer. J’imagine que je pourrais faire une pièce avec un casting différent pour chaque continent. Pour réduire les émissions de carbone, il le faut.
Pendant le Covid, tous les professionnels des arts de la scène disaient qu’il fallait changer le système. Et finalement tout semble avoir recommencé comme avant…
Je suis complètement d’accord. C’est comme si rien ne s’était passé. Je vous l’ai dit : on a une démence collective. Tant que l’eau n’est pas arrivée à nos pieds, on n’est pas concerné. Tant qu’on n’entend pas le coup de feu à la porte de sa maison, on n’est pas concerné. On choisit de débrancher. On a un problème de civilisation. Comme je l’ai dit, je m’inquiète moins pour moi que pour mes enfants.