« Giselle » ou le romantisme social d’Akram Kahn

par Marie-Laure Rolland

La saison de danse s’est achevée en beauté au Grand Théâtre avec Giselle, une superproduction signée par Akram Khan pour 43 danseurs de l’English National Ballet, accompagné de l’Orchestre Philharmonique de Luxembourg. Quatre représentations sold out ont permis à un public enthousiaste de découvrir une nouvelle facette du travail de ce chorégraphe bien connu sous nos latitudes et que l’on retrouvera encore la saison prochaine, dans un solo.

Cela décoiffe moins que le Giselle très techno de l’Australian Ballet, que l’on avait vu sur cette même scène il y a quelques années, mais n’allons pas bouder notre plaisir. Akram Khan nous propose là du grand spectacle : par la qualité de l’interprétation des danseurs, la musique interprétée par l’OPL dans la fosse, le décor simple mais spectaculaire sans oublier les jeux de lumière très structurés qui font la marque de fabrique des productions anglaises.

Son Giselle, créé en 2016 dans la cité ouvrière de Manchester, revisite le grand ballet romantique dansé pour la première fois en 1841 sur une musique d’Adolphe Adam avec une chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot. Depuis lors, de multiples interprétations ont été faites de cette histoire d’amour tragique entre deux jeunes gens de classes sociales différentes, sur fond de jalousie et d’intervention de puissances surnaturelles criant vengeance.

Que nous dit Giselle ? La question n’a cessé d’interpeller les chorégraphes, de Marius Petipa à Dada Masilo en passant par Serge Lifar, le Dance Theater de Harlem, Mat Eks ou Garry Stewart. Avec Akram Khan, grande figure de la danse qui s’est fait connaître en associant la technique bangladaise du kathak au langage contemporain, c’est incontestablement la contextualisation de l’intrigue qui est la mieux réussie. Sa Giselle n’est pas la jeune paysanne naïve amoureuse du prince Albrecht, qui meurt de désespoir lorsque le garde-chasse Hilarion, amoureux d’elle, dévoile qu’Albrecht est déjà fiancé à une autre. Le chorégraphe replace l’action aux abords d’une usine de textiles au Bangladesh, lieu qui fait le pont entre le pays dont sont originaires les parents du chorégraphe et les usines textiles qui ont été le poumon de Manchester grâce à une forte population immigrée. Giselle (Erina Takahashi) est une ouvrière, Albrecht (James Streeter) fait partie de la classe dirigeante capitaliste et Hilarion (Jeffrey Cirio)  est une sorte de contre-maître mi-servile mi-rebelle.

Dans la lignée d’une certaine tradition

Ce contexte souligne la violence des rapports entre classes sociales, même si les tenues des ouvrières, avec leurs corsages ajustés et les plis seyants de leurs robes mi-longues, jouent davantage sur le romantisme que sur le misérabilisme. En ce sens, Akram Khan reste fidèle à l’esprit romantique du ballet – et ménage aussi le public qui fréquente ce genre de spectacle.

En fond de scène, un immense mur – qui sert aussi d’écran de projection – symbolise dans la première partie la séparation entre les classes dirigeantes et le monde ouvrier. Dans le second acte, un axe horizontal fait basculer le mur, propulsant l’action du monde des vivants au royaume des morts. La descente aux enfers est spectaculaire !

La musique créée par Vincenzo Lamagna est à l’unisson du propos. La tonalité mélodramatique de la musique alterne avec des passages beaucoup plus concrets et rythmés, évocateurs d’une atmosphère industrielle où résonnent des sirènes d’alarme et le cliquetis des métiers à tisser.

Giselle entraîne le chorégraphe sur des voies inexplorées au niveau de son langage gestuel. L’influence du kathak indien, qui a fait sa renommée, y est peu perceptible. Akram Khan ne caractérise pas vraiment ses personnages. Il joue avant tout sur les lignes suggestives et les énergies de groupe omniprésentes autour des solistes.

Les mouvements d’ensemble de la première partie sont superbes. Dans les déplacements latéraux des danseurs qui traversent la scène, on peut voir le va-et-vient du fil sur les métiers à tisser. Leurs bras tendus évoquent les outils à l’œuvre. La scène de la folie mortelle de Giselle, lorsqu’elle doit renoncer à l’homme qu’elle aime et qu’elle est engloutie par la masse compacte et palpitante des autres danseurs, est l’un des temps forts du spectacle.

Les pointes font leur apparition en deuxième partie de spectacle, dans un usage minimaliste mais judicieux. Cet accessoire, tout sauf naturel, est réservé aux personnages surréalistes des Wilis dans leur monde d’outre-tombe. Mais malgré quelques belles trouvailles, cette partie n’a pas l’intensité dramatique de la première et reste limitée dans l’expression gestuelle. Elle est heureusement marquée par le vrai moment de grâce du duo entre Giselle et Albrecht, où celui-ci tente de redonner vie à celle qui est morte pour l’avoir aimé.

Marie-Laure Rolland

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