Jill Crovisier, lauréate du Prix luxembourgeois de la danse

par Marie-Laure Rolland

La soirée de remise du Lëtzebuerger Danzpräis 2019 s’est déroulée le 3 juillet à Luxembourg, en présence de la ministre de la Culture Sam Tanson mais en l’absence de la lauréate, la danseuse et chorégraphe Jill Crovisier, en tournée en Malaisie, Australie et Nouvelle-Zélande. Voici le texte que j’ai eu l’honneur de prononcer à cette occasion.

Madame la ministre, chers amis de la danse,

je suis très honorée et heureuse d’avoir été sollicitée pour faire la laudatio de Jill Crovisier. Elle n’est pas ici pour l’entendre mais j’ai eu l’occasion de la rencontrer il y a quelques jours au Centre Pompidou-Metz, au vernissage de l’exposition de Stéphane Ghislain Roussel. Je lui ai promis de lui faire parvenir ce discours.

La première fois que j’ai découvert le travail chorégraphique de Jill, c’était dans le cadre des Émergences en 2015. Elle avait créé We are We, une pièce qu’elle dansait avec Baptiste Hilbert et qui portait déjà en germe un univers qui n’a fait que s’épanouir depuis, jusqu’à lui valoir cette haute distinction.

Je vais revenir plus tard sur ce qui fait la force et l’originalité de ce travail artistique. Mais je voudrais tout d’abord expliciter le choix du jury du Lëtzebuerger Danzpraïs dont je faisais partie.

Le choix a été tout d’abord motivé «par la qualité et la cohérence de sa démarche artistique pluridisciplinaire ».

 Jill n’est pas seulement danseuse et chorégraphe. Elle est aussi vidéaste et compose ses bandes sonores. Il y a une grande cohérence dans son travail, des ponts entre les différents modes d’expression de sa sensibilité et de ses questionnements sur le monde.

On peut parler de fécondation réciproque du corps, de l’image et du son.

J’aime beaucoup son travail vidéo, qui est totalement inspiré par le mouvement. Jill est allée un peu partout dans le monde pour se former, pour danser ou créer des pièces.

« Dans », une vidéo de Jill Crovisier

Ses voyages sont pour elle l’occasion de capter des gestes, des mouvements, des lumières, des lignes, des situations saisies sur le vif, des corps d’êtres humains ou d’animaux, des architectures. C’est une sorte de bloc-notes visuel qui l’inspire aussi bien pour ses films que pour ses chorégraphies.

Le deuxième argument du jury est « le rayonnement et le succès national et international (qui) témoignent de sa détermination remarquable».

  … on en a la preuve aujourd’hui puisque Jill est en tournée en Malaisie, Australie et Nouvelle Zélande avec sa pièce Zement, the solo.

Cette pièce créée en 2017 a marqué une étape décisive dans sa carrière. Il est encore trop tôt pour dire si cette création aura dans son parcours le même impact que Fase pour Anne Teresa de Keersmaeker, mais on ne peut que le lui souhaiter.

Ce solo lui a déjà valu des sélections dans plusieurs compétitions internationales, deux Prix à Copenhague et à Turin et deux commandes de création à Taiwan.

Elle vient de recevoir une commande pour la prestigieuse Folkwang Universität der Künste de Essen, dont le département de danse a été fondé par Kurt Jooss et qui a vu passer sur ses bancs Pina Bausch.

Un autre solo, The hidden Garden, a été deux fois sélectionné parmi les finalistes à la Mecque de la danse contemporaine européenne, les Aerowaves. Il représentera l’année prochaine le Luxembourg au Festival d’Avignon.

C’est dire le niveau de reconnaissance que Jill a déjà atteint à son âge.

La petite fille née à Dudelange en 1987, qui s’est formée au Conservatoire d’Esch puis à l’EPSE danse de Montpellier, n’est pas restée enracinée dans son terroir même si elle y garde de sérieuses attaches. Je veux mentionner en particulier sa maman dont Jill m’a confié qu’elle lui vouait une grande admiration et qui a toujours été à ses côtés pour la soutenir, comme toute sa famille.

Jill a voyagé du Luxembourg à l’Australie en passant par la Chine, le Laos, l’Indonésie, l’Afrique du Sud, Israel, les Etats-Unis… et je vais m’arrêter là car la liste ne sera de toutes façons pas exhaustive.

« Matka » de Jill Crovisier (photo: Miika Heinonen)

Cela fait 12 ans que Jill est danseuse professionnelle et cinq ans qu’elle a créé la structure JC Movement Production. Lorsque l’on regarde le chemin parcouru, on constate qu’il est exceptionnel.

Depuis 2013, elle a créé huit pièces chorégraphiques qui vont du solo jusqu’à une pièce pour huit danseurs.

À son actif, elle compte aussi  10 court-métrages vidéo.

Jill donne des formations et a mené plusieurs projets de Dance thérapie avec des enfants.

Et n’oublions pas ses engagements de danseuse, en particulier pour des chorégraphes affiliés au Trois-CL comme Sarah Baltzinger, Hannah Ma, Anu Sistonen, Kendra Horsburgh, Elisabeth Schilling, Jean-Guillaume Weis.

Tout cela n’est pas le fruit du hasard.

 C’est le fruit d’un travail acharné.

Il faut savoir qu’à côté du travail créatif, Jill doit encore assumer tout le volet administratif et financier de ses projets. On n’y parvient pas, à ce rythme, sans une rigueur et une capacité de travail hors du commun.

Ce résultat est aussi le fruit d’une ambition qui a poussé Jill à sortir des frontières pour se former ou danser dans d’autres compagnies, pour se confronter à la concurrence des compétitions internationales chorégraphiques, pour rebondir sur les opportunités ouvertes par des initiatives luxembourgeoises comme Les Émergences du Trois-CL, le Talent Lab du Grand Théâtre de Luxembourg ou la résidence aux Ufer Studios de Berlin offerte par le Focuna.

Ce résultat découle enfin et avant tout d’une vraie personnalité artistique, capable de donner forme à ses questionnements à travers une esthétique et un langage chorégraphique particuliers, qui savent nous toucher profondément.

Et c’est précisément ces points que je souhaiterais développer maintenant.

Je vois dans le travail de Jill une recherche sur le mouvement comme moyen d’exploration de territoires.

Il y est question du territoire physique dans lesquels nous vivons : un territoire formé de frontières, de murs qui protègent ou enferment les corps.

C’est un discours qui se déploie à travers une visualisation claire de l’espace, des lignes et des forces qui le traversent.

Il y est aussi question du territoire mental de chaque individu, pris en tenaille entre ses aspirations les plus profondes et les attentes d’une société normative.

« Sieben » de Jill Crovisier (photo: Lynn Theisen)

Cette pression sociale s’exprime à travers une gestuelle faite de petits pas mécaniques, de mouvements saccadés et répétitifs, extrêmement rapides. Ses danseurs ne relâchent que très rarement la tension qui en fait des êtres presque déshumanisés. L’échappatoire se trouve dans l’imagination avec la mise en scène de parenthèses oniriques.

Ces thématiques renvoient aux principalement aux questions de l’identité, du pouvoir et de l’imagination qui se retrouvent dans ses différentes pièces de manière plus ou moins prégnante. Elles sont servies par une dramaturgie maîtrisée du début à la fin, dans un cadre abstrait où se dessine une histoire.

De là naît une esthétique particulière, au carrefour de l’expressionnisme abstrait et du surréalisme, le tout teinté  d’influence pop.

On peut observer dans le travail de Jill des influences glanées au fil de son parcours.

On retrouve dans son langage chorégraphique des éléments de Tanz Theater, de technique gaga, de hip hop ou encore de danse orientale. Elle a parfaitement intégré les leçons d’un William Forsythe pour la clarté des lignes ou d’un Hofesh Schechter pour les impacts visuels.

La manière dont Jill combine ces différents registres, langages et esthétiques fait son originalité. En ce sens, l’œuvre de la lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis est à l’image du pays. Elle est l’expression d’une sensibilité unique sur un territoire au carrefour des cultures et des langages.

Je ne doute pas que ce Prix qui lui est remis aujourd’hui lui permettra de déployer plus loin encore ses ailes.

Marie-Laure Rolland

 

 

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