Les artistes sont nombreux à s’interroger face aux crises de notre monde : réchauffement de la planète, afflux de réfugiés, creusement des inégalités sociales, montée des extrémismes, tensions internationales… Pour certains, il n’est plus temps de tirer la sonnette d’alarme ; il s’agit désormais d’explorer les réponses à apporter. C’est tout le sens de Warrior, la dernière création de la chorégraphe Anne-Mareike Hess, un phénoménal acte de résistance qu’elle donne à voir par un exercice de métamorphose de son corps.
La pièce a été présentée récemment à l’abbaye de Neimënster à Luxembourg. Il s’agit du troisième volet des recherches de la chorégraphe sur ce qu’elle appelle le «corps émotionnel », c’est-à-dire la manière dont le corps réagit à son environnement et fait réagir son environnement. Les deux premiers volets, Synchronization in process (2016) et Give me a reason to feel (2017), étaient écrits pour trois danseurs. Warrior est un solo. Il part d’une interrogation : faut-il se transformer en guerrière pour sauver le monde ?
Pour la première fois, Anne-Mareike Hess se confronte à elle-même et au public, sans tierce partie qui viendrait brouiller cet exercice d’introspection. En ce sens, on peut y voir une rupture par rapport à ses précédentes pièces où le propos semblait moins personnel qu’expérimental. L’usage du chant, très présent dans la pièce, est aussi une première qui témoigne de cette ouverture nouvelle sur une certaine intimité. Anne-Mareike Hess a travaillé avec une coach vocale pour l’occasion. Cela ne l’a pas transformée en chanteuse lyrique mais l’effet escompté est là.
S’il y a rupture, il faut noter néanmoins que la chorégraphe reste fidèle à elle-même au niveau de la radicalité de son langage gestuel. Ce vocabulaire s’est affûté au fil des pièces de celle qui a été la lauréate du Lëtzebuerger Danzpräis en 2015. Chez elle, le mouvement est l’expression d’une énergie puisée au fond des entrailles et canalisée dans un discours très construit et maîtrisé. La danse d’Anne-Mareike Hess n’est pas «belle» en tant que telle. Elle est authentique, précise, puissante. Surtout, il s’en dégage un style qui n’appartient qu’à elle.
Libération symbolique
C’est un corps souffrant qui apparaît sur scène. La danseuse est en tenue de sport – short, tee-shirt, collant, cheveux aplatis sur le crâne – mais la gestuelle est lente, raide. Les bras bougent à la manière d’une poupée mécanique. Sur un côté de la scène sont posés des éléments en polystyrène de couleur pastel qui évoquent une armure de samouraï. La danseuse sort de sa poche une bouteille dont elle avale la substance. La potion magique pour se transformer en guerrière ? On sourit. Mais la métamorphose s’opère. Progressivement, le corps évolue pour devenir presque monstrueux, un être hybride entre l’humain, l’animal, la machine. La sonorisation de la pièce permet de jouer avec la tension sur scène. Des micros suspendus au plafond ou disposés face à la scène renvoient le souffle d’une respiration contrainte : la danseuse aspire fortement par le nez en gonflant les joues avant de relâcher la pression par la bouche. Une mélopée s’échappe : «My enemy is my fear / And it takes my breath away ».
Sous cette enveloppe de chair semble s’agiter un être prisonnier de ses angoisses telles qu’on avait pu les sentir dans Synchronization in process. Un son électro-acoustique quasi monocorde – signé par le partenaire de longue date Marc Lohr – accentue le sentiment d’oppression. La création lumière, imaginée par Brice Durand, tombe de manière verticale du ciel avec des effets de rotations ou de pulsations qui bousculent les repères. On pense aux projecteurs d’une prison avant de se retrouver un peu plus tard dans une atmosphère de boîte de nuit.
La libération se manifeste à mesure que la danseuse se couvre de l’armure. L’habit, dessiné par Mélanie Planchard, est symbolique, comme le soulignent ses couleurs pastel et le matériau plus ludique que guerrier. Alors que cette enveloppe devrait l’entraver, la gestuelle se fait plus mobile, tonique. Bras et jambes gagnent en vélocité. L’ambiance devient plus légère.
Finalement, c’est le visage tout entier qui se détend jusqu’à une sorte d’extase, au son d’une mélopée qui s’élève dans une lumière rayonnante et chaude : « So I call to fight with love/ open up my heart / I call you to fight with love / open up your heart ». Cette conclusion peut surprendre par la manière dont elle s’exprime en toute fin de spectacle, à l’issue d’un long combat intime pour devenir une « guerrière ». Comment concilier ce terme belliqueux et l’aspiration à l’amour ? Que signifie « to fight with love » ? Voilà un vaste projet qui aurait mérité plus de développements. Mais peut-être ne faut-il pas voir là une conclusion. Plutôt une nouvelle page qui s’ouvre…
Marie-Laure Rolland
« Warrior » est en tournée du 14 au 17 février 2019 au Dock 11 de Berlin, du 22 au 24 février 2019 au Skogen de Göteborg et du 28 février au 2 mars 2019 au Weld de Stockholm.