Anne-Mareike Hess : Une rêveuse au féminin pluriel

par Marie-Laure Rolland

La pièce « Dreamer », présentée au Centre culturel Neimënster de Luxembourg, poursuit la trilogie de la chorégraphe et danseuse sur le genre féminin. Du grand art, où ses qualités sont portées à incandescence.

par Marie-Laure Rolland

Dans son précédent solo, Warrior (2018), Anne-Mareike Hess interrogeait les stéréotypes masculins en mettant en scène la tentative de métamorphose d’une femme en guerrier. Ce premier volet d’une trilogie sur le genre féminin a marqué une étape importante dans le parcours de la chorégraphe. La pièce a été consacrée en 2019 par une sélection dans le Top 20 des meilleures créations du réseau européen des Aerowaves.

Dreamer poursuit la réflexion en la poussant plus loin encore. La pièce nous plonge au cœur d’un rêve étrange d’où émergent progressivement les contours du personnage de la Rêveuse, interprétée par Anne-Mareike Hess. A travers cette performance est questionnée la manière dont l’inconscient nourrit et façonne le corps féminin.

C’est une pièce remarquable d’un point de vue formel, dans la mise en scène de l’état de rêve. C’est aussi une création virtuose sur le plan conceptuel, dans sa capacité à faire passer par le filtre des émotions l’intime et le collectif, le singulier et l’universel, les codes contemporains et l’héritage du passé. La thématique, extrêmement actuelle, fait écho avec subtilité au discours féministe de déconstruction des structures patriarchales, aux débats sur le genre mais aussi aux questions soulevées par la société du spectacle en œuvre sur les réseaux sociaux, qui joue avec les stéréotypes autant qu’elle les exaspère.

L’origine d’un monde

La pièce s’ouvre sur la vision d’un cocon de tulle aux teintes pastels multicolores posé sur un tapis de scène blanc, encadré par le regard des spectateurs assis sur trois côtés.  Une musique électroacoustique enveloppe l’espace d’un flux liquide qui nous entraîne dans on ne sait quelle profondeur abyssale ou amniotique. Et puis, une déchirure lumineuse vient heurter ce temps suspendu, impulsion originelle qui met en branle le mouvement. Nous sommes à l’origine du monde de la Rêveuse – une vision qui n’est pas sans résonnance avec les écrits de Saint-Augustin, pour ceux qui ont lu ses Confessions.

Le début de la pièce saisit par son atmosphère de temps suspendu, par la lenteur avec laquelle se mettent en place les indices qui vont permettre d’aller à la rencontre de ce personnage. C’est une forme d’injonction à arrêter la folle roue qui rythme nos jours, à se laisser entraîner dans une autre dimension, toute aussi vitale pour digérer les événements et émotions du quotidien : celle du rêve.

Le rêve comme révélateur

L’une des réussites de la pièce tient à la mise en forme de l’atmosphère onirique dans laquelle baigne la Rêveuse. La scénographie et le costume imaginés par Mélanie Planchard y entrent pour une grande part. On se rappelle que celle-ci a fait danser Elisabeth Schilling, dans Felt, sous un long et lourd tissu de feutre. Pour Dreamer, elle a immergé Anne-Mareike Hess dans du tulle. Cet accessoire minimaliste porte une forte charge symbolique – le tulle du tutu de la danseuse classique, le voile de la mariée – mais aussi un grand potentiel suggestif par le biais des couleurs – le voile du deuil, le sang des règles – tout en se prêtant à de multiples métamorphoses – devenant queue de sirène, corde pour se pendre, bouquet de fleurs, bâillon qui empêche de parler …

Anne-Mareike Hess dans « Dreamer » (photo: Bohumil Kostohryz)

Le costume conforte l’impression de distorsion du réel par son étrangeté. Le justaucorps couleur chair simule la nudité tout en soulignant son côté artificiel : des fausses mèches de longs cheveux cousues à l’arrière des épaules et des bras donnent un côté surréel, presque monstrueux au personnage, tandis que le minishort en latex souligne la zone du pelvis et son potentiel de fantasmes érotiques.

La musique de Marc Lohr rythme de manière hypnotique les changements d’état de la Rêveuse tout en lui laissant l’espace pour se déployer. Il y a les moments où s’élève sa mélopée – « Even in my dreams you’re watching me ». Il y a aussi ces plages de silence qui viennent comme arrêter le temps, rendre sensible la frontière entre le surréel et le réel, entre l’univers de la Rêveuse et la réalité de la performance sur scène.

Les liens du corps social

Cette pièce est une sorte d’autofiction sans narration. Le corps d’Anne-Mareike Hess est un filtre singulier, doté de sa propre histoire, de sa propre sensibilité. Elle mobilise ce « corps émotionnel », fil rouge de son travail de chorégraphe, pour mettre au jour des projections collectives.

Les différents états de la Rêveuse nous donnent à voir le corps social qui lui colle à la peau. Le tableau d’ensemble est composé par ce patchwork d’images émotionnelles. Tamisées par le jeu de lumières pastel de Brice Durand,  elles se succèdent, se heurtent, se contredisent dans une dynamique en spirale, une urgence qui monte en puissance jusqu’à la transe. C’est une performance intense. La Rêveuse lutte contre les liens qui l’entravent, physiquement et symboliquement, donnant à voir l’extraordinaire talent d’interprète d’Anne-Mareike Hess, le potentiel expressif autant que suggestif de chacune des fibres de son corps.

Si la pièce relève plus de la performance que de la chorégraphie purement dansée, la gestuelle est très travaillée. Les expressions du visage prennent une place forte et inédite jusqu’à présent dans son langage gestuel – en rupture avec l’impassibilité généralement de rigueur en danse contemporaine, ou le sourire immuable des danseuses classiques. Mais ces expressions semblent surjouées, elles dérangent par leur souci de conformisme normatif.

Le bas du corps est comme pris entre deux forces contraires. Il semble aspirer à s’élever mais est sans cesse entravé, tiré vers le bas, jusqu’à ce grand écart archétypal de la danse classique qui devient punitif.

Le jeu des mains, très dessiné, retient l’attention par son potentiel narratif qui rappelle parfois les techniques orientales – qu’Anne-Mareike Hess connaît pour avoir travaillé en Corée du Sud. Celles-ci se font aériennes, souples, séduisantes, protectrices ou au contraire aguicheuses, destructrices. Cette main tendue vers l’autre est aussi un instrument de libération qui peut être violent.

Jeu de miroir 

Au fil de la pièce, on voit la Rêveuse sortir de sa matrice de tulle, s’en émanciper, revenir s’y ressourcer, s’en nourrir. Il s’établit une sorte de jeu, de dialogue entre la performeuse et le public. Celle-ci le happe sans cesse du regard, glisse une œillade, s’échappe sous le tulle. Peut-on entièrement se libérer du regard de l’autre, peut-on se débarrasser impunément de son corps social ? Comment se délier sans se déliter ?

Lestée du poids des stéréotypes qui lui collent à la peau, la Rêveuse suscite des visions que chaque spectateur va pouvoir lire ou faire résonner suivant ses propres filtres culturels, sa propre histoire à laquelle un miroir est tendu.

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Postcriptum – L’alchimie du spectacle vivant

Durant près de deux ans, j’ai suivi pas à pas le processus créatif de « Dreamer » pour le tournage d’un film documentaire réalisé avec Bohumil Kostohryz. Deux questions me taraudaient le soir de la première :  allais-je vivre l’expérience de la représentation avec la même intensité que si mon regard avait été totalement vierge de toute image ? Et puis, serais-je en mesure d’apprécier la pièce avec le recul nécessaire, puisque d’une certaine manière j’étais embarquée de longue date dans l’aventure ; n’allais-je pas avoir un a priori positif, un biais cognitif dans mon regard de critique ?

Malgré mes craintes, je dois dire que cette « première » du 17 décembre 2021, au Centre culturel Neimënster à Luxembourg, l’a été à part entière. D’une part car je n’ai pas voulu assister à la répétition générale, qui m’aurait révélé l’agencement final des différents ingrédients de la pièce. D’autre part, il manquait jusqu’alors un élément clé du processus créatif, lequel culmine lors de la représentation : le public. Cette soirée m’a confirmé combien le face-à-face physique – corps, cœur et esprit mêlés – entre le danseur sur scène et le spectateur est l’ingrédient indispensable pour faire pleinement éclore l’alchimie explosive du travail d’Anne-Mareike Hess.

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