La pièce Dans’Etre, du collectif K+A, est un surprenant fourre-tout qui mélange sans complexe les genres – théâtre, danse, vidéo, musique – et les styles – du baroque au hip hop. Une manière jubilatoire de jeter un regard critique sur notre monde contemporain, autour d’un écrivain un peu perdu de vue.
par Marie-Laure Rolland
C’est le clap de fin de résidence aux Annexes de Bourglinster pour le collectif K+A piloté par le trio Saïf Settif (théâtre), Claudia Urhausen (danse) et Diogo DS (vidéo, danse). Il est encore trop tôt pour dire dans quelle direction va se poursuivre leur route, une fois larguée ce port d’attache, mais les associés n’ont pas envie d’en rester là, si on en croit l’interview donnée par Claudia Urhausen à RTL. Le succès de la pièce Dans’Etre, présentée au Studio du Grand Théâtre, pose un jalon stimulant en particulier pour la scène luxembourgeoise de la danse hip hop où les spectacles sont rares.
Les intentions transdisciplinaires sont des terrains glissants et K+A pousse le bouchon particulièrement loin. On n’a pas le temps de s’installer dans une scène que déjà on est bousculé par une proposition totalement différente, un peu comme les fils de nos réseaux sociaux qui nous font passer du coq à l’âne d’une seconde à l’autre. C’est plein d’énergie, teintée de la nostalgie d’un monde qui allait moins vite, plus en profondeur.
L’histoire tourne autour d’un écrivain (Saïf Settif) en panne d’inspiration et qui se rêve secrètement dans la peau du poète surréaliste Louis Aragon (1897-1982), grande figure de la résistance française. Celui-ci a un peu disparu du radar un demi-siècle après sa mort et c’est une belle idée de le remettre sur le devant de la scène.
Lorsque l’ « ancêtre » mène la danse
Un écran géant en fond de scène sert de surface de projection aux fantasmes ou états d’âme de l’écrivain contemporain. On y voit un atelier à l’abandon, des compositions psychédéliques aux couleurs saturées ou encore les images de synthèse d’une ville bombardée. Ce zapping décousu mais bien réalisé déboussole, à l’image de la confusion qui règne dans l’esprit du personnage principal, pris à parti par un autre personnage venu le challenger (Miguel Van der Linden). Peut-être certains spectateurs s’y sont-ils perdus.
L’imagination de l’écrivain prend aussi corps avec des figures dansantes – venues principalement du monde du hip hop et de la danse moderne (avec Claudia Urhausen, Diogo DS, Alicia Cano Smit, Simi Simoes, Nordine Jaouid, Randy Rocha, Mélanie Marques, Jassey Hamling, Marvin Andrieux). La séquence la plus originale est celle où les membres du groupe, vêtus de blanc, incarnent collectivement la feuille de papier sur laquelle écrit le poète et qu’il froisse lorsque l’inspiration ne vient pas. Le groupe éclaté se compresse, s’écrase, roule au sol avant de se relever pour figurer la nouvelle page blanche à écrire. D’autres passages évoquent l’amour ou la guerre. Les styles de danse font le grand écart du néo-classique au breakdance, encouragé par un public de Battle qui démarre au quart de tour, quand bien même on perd parfois le fil du récit.
La musique live s’invite dans l’histoire sans s’imposer. C’est parfois une décharge d’électro qui sort des enceintes, ailleurs l’explosion d’une batterie (Charel Geimer, positionné sur un podium dans un coin de la scène) ou encore la très belle méditation d’un solo de violoncelle (le jeune Mario Van der Linden) qui arrive comme un temps suspendu au milieu du chaos.
Cerise sur le gâteau, il y a ces poèmes d’Aragon dits par Miguel Van der Linden. Ils sont écrits dans une langue d’hier mais l’acteur donne à entendre des émotions qui n’ont pas pris une ride. Ça donne envie de se replonger dans les textes de l’écrivain surréaliste sans plus attendre, parce qu’il y a là une vérité que nos sociétés sur-stimulées par les réseaux sociaux (où l’heure est au « baby shower », comme s’en désole Saïf Settif) n’entendent plus.
Signe des temps : la pièce n’a été programmée qu’une soirée. Un énorme investissement collectif qui, à peine produit, a déjà disparu du radar…