La chorégraphe s’empare de l’œuvre culte pour en proposer une version à la fois fidèle à l’esprit de Ravel et très contemporaine. « I(CE) (S)Cream : Boléro Femme », est portée par Victoria Tvardovskaya, une danseuse russe qui ne craint pas les terrains glissants.
par Marie-Laure Rolland
La danseuse, en justaucorps et collant blancs, pénètre sur scène en léchant avec volupté une glace tandis que s’élève, moderato, les premières mesures de l’entêtante ritournelle du Boléro. Regard complice au public amusé. Ses pieds sont chaussés non pas de pointes, mais de patins à roulettes équipés sur l’avant de freins en caoutchouc rouge. Elle y prend appui pour avancer à petits pas, le corps cambré dans une posture inconfortable, jusqu’au carré de lumière projeté au centre de la scène. Suivent une quinzaine de minutes d’une chorégraphie sur le fil du rasoir. Le cornet de glace, qui s’est entretemps écrasé dans un coin de la scène, rappelle que tout peut basculer très vite.
La réussite du spectacle tient en premier lieu à la superbe interprète choisie pour danser ce solo. Ravel avait composé la pièce en 1928 à la demande de son amie et mécène, la danseuse russe Ida Rubinstein. Jill Crovisier a convaincu une autre Russe, Victoria Tvardovskaya, de laisser ses pointes pour chausser les patins à roulette, de passer de l’expression classique à la danse contemporaine. Un défi relevé avec enthousiasme par celle que l’on a déjà pu admirer au Luxembourg dans des pièces du répertoire classique, dans le cadre du Ballet des Etoiles.
Victoria Tvardovskaya possède un corps petit et fuselé qu’elle maîtrise à la perfection, ainsi qu’une très belle présence scénique qui se prête aux métamorphoses. On comprend qu’elle puisse inspirer une chorégraphe.
La danseuse est tout d’abord langoureusement étalée au sol, telle une Vénus facétieuse qui s’essaie à se faire cygne ou faune. Puis elle se redresse, passant à une gestuelle impulsée à partir du haut du corps. Ses jambes semblent entravées dans le carré de lumière. Elles sont posées à terre ou bloquées par la disposition des patins à roulette. Les gestes se font de plus en plus mécaniques et intenses à mesure que la texture musicale se développe. «Le principal défi n’est pas de tenir sur les patins. C’est de rester dans le rythme, d’accompagner la progression de la musique jusqu’à son point culminant», m’a-t-elle confié après la première représentation au Kinneksbond de Mamer.
I(CE) (S)Cream ou Ice Cream ?
On retrouve dans cette pièce des citations de la version du Boléro écrite par Maurice Béjart pour Maïa Plissetskaïa en 1974, avec ses grands mouvements de bras qui frôlent les seins ou descendent vers le sexe, s’écartent du plexus solaire pour se tendre vers le spectateur. Mais la sensualité est distordue par une forme de mécanique sous-jacente, une géométrie qui écrase toute fantaisie, une répétition en boucle de la même phrase chorégraphique jusqu’à l’absurde. Le sourire charmeur de la danseuse s’efface tandis que les mèches de sa perruque noire s’ébouriffent, teintant de tragique le tableau de prime abord drolatique.
« Nous avons mis en musique la nature, la guerre et cent autres thèmes, et je m’étonne que les musiciens n’aient pas encore saisi les merveilles du progrès industriel » , a dit Ravel à propos de son œuvre. Près de 100 ans plus tard, ce sont surtout les outrances du progrès que Jill Crovisier souligne à travers une gestuelle qui transforme la langoureuse danseuse en une sorte de pantin désarticulé qui tente de rester dans la course. Le rêve de douceur sucrée se désintègre, le corps se tord. Mais ne rompt pas. Ce qui nous laisse quand même une petite lueur d’espoir (j’avoue que je n’ai pas regardé l’état de la glace in fine…).
En cela, ce personnage vient rejoindre la famille née des précédentes pièces de Jill Crovisier, où il est toujours question de l’adaptation de l’individu aux tensions de notre monde contemporain. Et comme la chorégraphe a toujours un coup d’avance – elle-même doit rester dans la course -, elle a déjà dans à son répertoire les versions pour homme et en duo qu’elle a imaginées sur cette même partition ces dernières années. Les prémices d’une pièce de groupe ? Qui sait ! Après tout, on arrête pas le progrès…