Certaines soirées marquent les esprits. Spectres d’Europe est de celles là. Nous avons pu découvrir à Strasbourg le programme de lancement de la saison 2018/2019 du Ballet du Rhin. Son directeur artistique, Bruno Bouché, y a présenté Fireflies. Un contrepoint poétique à l’autre pièce de la soirée, la reprise de l’œuvre magistrale de Kurt Jooss, La table verte, qui avait été créée en 1932 peu avant l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Il y a affluence ce soir-là dans la salle de l’Opéra. On y voit les balletomanes venus découvrir la première pièce signée par l’ancien danseur de l’Opéra de Paris, Bruno Bouché, un an après son arrivée à la tête de l’institution basée entre Strasbourg, Mulhouse et Colmar. Un public averti s’y presse aussi, venu voir une œuvre culte entrée au répertoire de la compagnie en 1991. Elle résonne particulièrement en ces temps de montée des nationalismes, de tensions internationales sur fond de Brexit et de commémoration de la fin de la première guerre mondiale. L’écho est d’autant plus fort que l’on se trouve au cœur de l’une des capitales de l’Europe.
La Table verte est un chef d’œuvre de l’école de danse expressionniste qui s’est développée en Allemagne dans les années 1930 et va donner naissance au Tanztheater. Le chorégraphe Kurt Jooss, ancien élève de Rudolf Laban et fondateur de la Folkwangschule de Essen qui verra passer dans ses rangs Pina Bausch, en était l’une des figures de proue. Sa Table verte est le lieu autour duquel les négociateurs décident du destin des pays et des peuples. On pense à celle du Traité de Versailles, signé en 1918 et qui porte en lui les germes de la seconde guerre mondiale. On pense aussi, sur le plan chorégraphique, à celle de Crystal Pite dans The Statement (2016), qui met en scène autour d’une table (noire) la question du pouvoir économique qui broie aujourd’hui les destins et, d’une certaine manière, a pris le pas sur le pouvoir politique.
En 1932, trois ans après la grande crise de 1929, l’Allemagne est aux abois et s’apprête à voter l’accession de Hitler au pouvoir. Kurt Jooss imagine un ballet où les hommes en noirs discutent et s’invectivent dans un mélange de complicité et de cynisme, avant d’envoyer en toute bonne conscience les peuples à la Mort (incarnée par le hiératique Marwik Schmitt en costume de guerrier romain). Des masques cachent les visages de Tartuffe des diplomates. Leur ballet grotesque est rythmé par la musique pour deux pianos, très années 30, signée F.A Cohen. Les scènes qui suivent évoquent les soldats qui partent la fleur au fusil, les peuples déplacés, les fils tombés au combat, les femmes violées, la résistance, avec toujours la Mort en embuscade qui vient chercher ses proies.
Ces scènes, qui n’ont rien perdu de leur actualité, sont soulignées par une mise en scène dont la contemporanéité est frappante par sa sobriété et sa capacité à exprimer l’essence des choses. Loin de l’élan du ballet classique, les gestes sont ici théâtralisés dans des postures soulignées avec force expressivité, en symbiose avec une musique qui alterne entre rythmes grotesques, martiaux ou lyriques.
La prestation des danseurs, qui ont travaillé sous la direction de Jeanette Vondersaar (qui a elle-même collaboré avec Kurt Jooss), est tout à fait remarquable dans ce ballet qui requiert de la finesse d’interprétation pour ne pas tomber dans le grotesque.
Des lumières dans la nuit
La logique aurait voulu que le ballet de Bruno Bouché, Fireflies, soit dansé après celui de Kurt Jooss. Cette dramaturgie n’était pas possible compte-tenu de l’exigence des ayants droit du chorégraphe allemand qui exigent que la pièce soit présentée en fin de programme. Cet impératif aura probablement permis au public de davantage apprécier la première pièce, toute de délicatesse et de subtilité, qui aurait eu fort à faire à passer après le rouleau compresseur de La Table verte.
Le propos de Bruno Bouché et de son dramaturge, Daniel Conrod, est une réponse, par l’art, à la noirceur des temps telle que l’évoque La Table verte. Un acte de résistance chorégraphique qui fait d’une certaine manière écho à l’interrogation du prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski : « C’est la beauté qui sauvera le monde ? ».
Les Fireflies, ou lucioles, font référence au Texte des Lucioles écrit par Pier Paolo Pasolini peu avant son assassinat en 1975, réquisitoire contre le vide culturel d’une société obnubilée par la consommation. Le philosophe Georges Didi Huberman y avait répondu par un essai sur La survivance des Lucioles où il appelait à réagir face à l’obscurantisme et ne pas se contenter de le décrire.
Bruno Bouché fait de ses danseurs ces lucioles dont la grâce, la fragilité, la vitalité aussi éclairent le cube noir de la scène. Celui-ci est transformé en espace aérien par un remarquable jeu de lumières et de surface réfléchissante. Les Lucioles y apparaissent par intermittence, seules ou en groupe (de beaux mouvements d’ensemble mais pas toujours parfaitement coordonnés ce soir-là), gracieuses créatures perchées sur pointes ou nus pieds qui, de temps en temps, viennent sonder au bord du gouffre ce qui se passe plus bas. Parfois aussi, elles semblent plonger au cœur du chaos, dans le noir d’où émergent des petites lumières agitées en tous sens. La technique est résolument classique et horizontale, les lucioles restent droites sur leurs jambes et si elles plient, elles ne chutent pas. Leur discours solitaire ou collectif se déploie dans l’immensité d’un cosmos qu’elles tentent d’habiter de leur touchante présence créative.
La bande son conçue par le compositeur Nicolas Worms s’ouvre sur une chanson populaire italienne pour se refermer par Fire Flies du groupe Gorillaz en passant par de la musique baroque ou symphonique. Cette balade musicale à travers le temps et les styles se veut l’écho d’une esthétique du « tiraillement et de la confrontation ». Ces références à différentes strates du passé, de cultures, de personnalités, donnent forme à un discours quelque peu décousu qui contraste avec l’aspect immuable des lucioles. On peut aussi y voir une métaphore de ce patchwork sur lequel se tissent nos relations humaines et que nous devons, sans cesse, tenter de garder uni.
Marie-Laure Rolland
Lire aussi notre entretien avec Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet national du Rhin en cliquant ici.