Cie Corps in Situ :  Visa sans frontière / Frontières sans visa

par Marie-Laure Rolland

Hasard du calendrier, deux pièces de la compagnie Corps in Situ autour de la thématique du voyage ont été présentées la même semaine sur deux scènes distinctes. D’un côté SaC à DoS ou le voyage choisi. De l’autre LEAVE ou le voyage subi. Ce télescopage peut ainsi se voir comme un reflet de notre monde où, selon la perspective, la notion de déplacement prend une connotation radicalement différente.

Premier rendez-vous mardi après-midi aux Rotondes de Luxembourg-Bonnevoie. Des gamins de cinq à six ans, accompagnés de leurs parents ou éducateurs, trépignent dans le hall d’entrée devant la salle de spectacle fermée. Soudain, un homme (Baptiste Hilbert) et une femme (Jennifer Gohier) surgissent en se lançant une balle tout en slalomant parmi le public. Celui-ci est bientôt associé à la partie. Les cris de joie fusent mais il est vite temps de passer aux choses sérieuses. L’heure du départ a sonné. Les deux compères lâchent le ballon pour s’équiper de leur sac à dos. En procession, le public les suit pour s’installer à même le sol, devant la scène sur laquelle trône un minibus en toile.

La danse comme clé d’entrée

D’emblée, les enfants sont embarqués dans l’aventure des deux compères qui ont décidé de sillonner le monde. Ce spectacle est né d’un voyage de dix mois effectué en 2016 par Jennifer Gohier et son compagnon Grégory Beaumont. « Nous avions envie de prendre le temps de voyager, de nous déconnecter de notre environnement et de nous ouvrir à d’autres cultures », explique la danseuse et chorégraphe. Plutôt que de larguer les amarres pour un simple voyage touristique, ils ont choisi la danse comme fil conducteur de ce périple.

C’est ainsi qu’ils ont mis sur pied le projet Cross Dancers. « C’était une sorte de troc. Nous allions dans des pays à la rencontre de compagnies de danse locales. Nous leur donnions des cours de technique classique ou contemporaine. En échange ils nous initiaient à leurs danses », indique Jennifer Gohier. Leur parcours a fait l’objet d’un blog, d’une collaboration avec le Centre chorégraphie de Luxembourg Trois C-L qui projetait leurs vidéos ainsi que d’un travail pédagogique avec des écoles de la région française du Grand Est. « La danse est un super outil pour voyager. Il n’y a pas la barrière de la langue et, à travers elle, on peut s’ouvrir à l’histoire et la culture d’un pays», s’enthousiasme la chorégraphe.

La pièce SaC à DoS donne corps à l’esprit positif, jubilatoire de ce voyage et de ces rencontres. Pas évident de rassembler en 40 minutes dix mois de pérégrinations dans 13 pays à travers l’Afrique, l’Asie, l’Australie, l’Amérique latine et l’Europe. On découvre quelques étapes : l’Éthiopie, l’Indonésie, l’Argentine et la Bolivie. La création lumière et les vidéos de l’artiste lorrain Olivier Bauer apportent une touche de poésie à ce périple. Par le jeu d’animations graphiques, le minibus se transforme en avion qui décolle ou en train qui se met à fumer, le soleil se lève, des visages masqués apparaissent et ouvrent grand leurs yeux. Les changements de musique mais aussi d’odeurs (encens, café, citron) font voyager les spectateurs petits et grands au rythme des chorégraphies inspirées par les rencontres dans les pays traversés.

La peur de l’inconnu

Changement de cadre et de contexte jeudi soir au Mierscher Kulturhaus. Dans LEAVE, le public est adulte et la thématique plus complexe. Il ne s’agit plus de voyage de découvertes mais de départ vers l’inconnu. On pense naturellement à ces réfugiés ou migrants qui arrivent jusqu’à nos contrées après un périple semé d’embûches, souvent dramatiques, dont il nous est difficile de prendre la mesure de ce qu’il représente comme déracinement.

Plus encore que dans SaC à DoS, le public est associé au processus créatif. Ici, on n’est pas assis face à la scène mais amené au cœur du plateau scénique, après être passé par les coulisses. Il n’y a pas d’échappatoire dans cet espace sombre fermé par un rideau. Le public devient partie prenante de ce qui s’apparente davantage à une performance qu’à une chorégraphie.

Chaque représentation est différente puisqu’elle dépend de la réponse du public aux interactions engagées par les trois danseurs (Julie Barthélémy, Georges Maikel Pires Monteiro, Piera Jovic). Ils figurent des marcheurs en route vers l’Inconnu, lequel est incarné par le public. Leurs trajectoires sur la scène entraînent les personnes. Le public est éclaté en différents groupes, se décompose en unités déplacées telles des pions sur un jeu d’échecs dont les règles lui échappent. La musique vient parfois donner quelques repères par sa tonalité plus ou moins angoissante ou entraînante épicée d’échos folkloriques.

Les collusions sont parfois douces et légères, parfois intrusives et incompréhensibles. La main saisie doit suivre le danseur au rythme que celui-ci dicte, avant d’être lâchée un peu plus loin. Les spectateurs ne savent pas toujours sur quel pied danser entre bienveillance, curiosité et incompréhension.

La grande force de cette pièce réside dans la manière dont elle révèle les énergies positives ou négatives à l’œuvre dans cette rencontre des êtres et des cultures. Une main bienveillante appelle la confiance. Un geste brusque fait monter la tension. Un langage corporel est à l’œuvre auquel chacun prend part, parfois à son corps défendant. On observe aussi combien progressivement l’inconnu s’apprivoise et les appréhensions s’estompent au fil de la pièce même si la fin, énigmatique et ouverte, laisse à chacun le soin d’en tirer ses propres conclusions.

Marie-Laure Rolland

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