Le voyage au bout de la nuit de Hofesh Shechter

par Marie-Laure Rolland

Il tient le haut de l’affiche sur la scène internationale. 16 ans après avoir quitté Jérusalem pour s’installer à Londres, dix ans après avoir créé sa compagnie, l’Israélien Hofesh Shechter fait entendre sa voix singulière dans la danse contemporaine. Réputation surfaite ou justifiée ? Pendant une semaine, sa compagnie s’est installée en résidence au Grand Théâtre de Luxembourg. L’occasion d’une plongée dans son univers chorégraphique à travers la présentation de trois pièces, un workshop pour danseurs professionnels et une rencontre avec le public.

Il y a eu un avant et un après Political Mother pour Hofesh Shechter. C’était en 2010, date à laquelle le chorégraphe âgé de 35 ans a créé cette pièce coup de poing qui reste encore à ce jour son opus magnus. Huit ans après sa création, celle-ci n’a rien perdu de sa puissance de déflagration à tel point que Grand Finale (2017), présentée sur la scène du Grand Théâtre trois jours après Political Mother, fait en comparaison un peu pâle figure.

L’œuvre de Hofesh Shechter est étroitement liée au parcours de celui qui a grandi à Jérusalem où il est né en 1975. Après sa formation de danseur qui lui ouvre les portes de la fameuse Batsheva Dance Company de Ohad Naharin, il quitte son pays. Pourquoi ? La question lui a été posée lors d’une rencontre avec les spectateurs. Le chorégraphe manie l’ironie : «Je déteste la chaleur. J’ai des origines allemandes…» avant de se confier sur les non-dits de son enfance à Jérusalem, où personne ne parlait du cloisonnement de la société entre d’un côté les Juifs, de l’autre les Arabes. « On finit par en prendre conscience implicitement en grandissant. C’est insupportable ». Les mots claquent. « Je déteste mon pays ». Mais il nuance : « C’est de ma faute. Je ne suis pas capable de l’aimer ».

La puissance du discours collectif

Cette ambiguïté se retrouve dans son œuvre qui explore la manière dont les personnes réagissent à leur environnement politique ou social. Dans Political Mother (10 danseurs et sept musiciens), se pose la question de la place de l’individu dans les régimes totalitaires. Grand Finale (dix danseurs et six musiciens) explore de son côté la manière dont les gens répondent aux images apocalyptiques que l’on expérimente aujourd’hui avec le dérèglement climatique, les crises humanitaires, les tensions politiques ou financières.

« Political Mother » de Hofesh Shechter (photo: Gabriele Zucca)

Le groupe est prédominant dans ces chorégraphies où la gestuelle se décline le plus souvent à l’unisson et à une vitesse phénoménale grâce à des danseurs hors pair, à la fois athlétiques et expressifs. La puissance d’entraînement est telle que l’individu n’a guère de possibilité d’imposer son discours, sous peine de se voir mis à l’écart. Tandis que la tension est diffuse – voire un peu trop confuse – dans Grand Finale, elle s’incarne dans Political Mother dans la figure d’un dictateur en habit militaire. Celui-ci surgit  et disparaît au deuxième étage d’une tribune érigée en fond de scène. A ses pieds, les individus sautillent en groupe, en rond ou en ligne, têtes baissées, tels des marionnettes enchaînées à leur destin. Leurs bras parfois se tendent vers le ciel, dans un geste de supplication ou de  reconnaissance.

Société du spectacle

La théâtralisation des pièces de Hofesh Shechter contribue fortement à donner du relief à son langage gestuel, provoquant un effet de mise en abîme dans la mesure où il s’agit aussi d’une réflexion sur la société du spectacle dans laquelle nous vivons.

L’image du dictateur dans Political Mother est d’autant plus saisissante que celui-ci est placé au-dessus d’une rangée de percussionnistes et au niveau d’une rangée de guitares électriques qui crachent leurs sons à plein régime, suivant une rythmique tribale et sauvage. On pense au Dictateur de Chaplin, version métal. Au-delà de la force de la musique qui bouscule les barrières sensibles du spectateur, la tension naît aussi de la verticalité de la mise en scène, où l’on peut voir l’aspiration des individus à quelque chose qui les dépasse, voire les transcende. Le remarquable jeu de lumières de Lee Curan donne l’illusion que les musiciens ou danseurs apparaissent et disparaissent du plateau, insufflant une touche surréaliste aux tableaux qui se succèdent en forme de zapping.

Dans Grand Finale, l’architecture scénique se compose et se décompose avec le déplacement de grandes stèles noires mobiles qui rappellent celles du Mémorial de la Shoah à Berlin. Les danseurs gesticulent ou tombent devant, s’y abritent ou s’y cachent. Ici, nous sommes dans une dynamique horizontale avec le déplacement latéral des danseurs et des stèles sur une scène. Les aspirations métaphysiques semblent avoir cédé le terrain à une forme de nihilisme ironique. Derrière cette figuration des corps mortels plane le spectre du génocide mais faut-il prendre tout cela au sérieux ? Les musiciens jouent sur scène des valses viennoises, une pluie de bulles tombe du ciel, les personnages meurent et ressuscitent pour rentrer à nouveau dans la danse. The show must go on !

Marie-Laure Rolland

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