Il a beau avoir grandi dans un pays « gay friendly », le danseur et chorégraphe William Cardoso a longtemps porté son homosexualité comme une croix. Son solo Dear Mum raconte le poids de son éducation catholique et son chemin vers la rédemption. Une mise à nu d’une grande force plastique et émotionnelle.
par Marie-Laure Rolland
La première de la pièce a eu lieu au Centre de création chorégraphique de Luxembourg (TROIS-CL) qui a fait salle comble, signe de l’intérêt du public à découvrir le travail de ce jeune artiste. William Cardoso n’a pas attendu pour se lancer dans l’écriture de ses propres pièces, après sa formation au conservatoire d’Esch-sur-Alzette et à l’école EPSE danse d’Anne-Marie Porras à Montpellier. J’en ai vu qui s’y sont cassés les reins et ça peut être long à réparer. Mais à observer William Cardoso danser, on comprend que bouillonnent dans ses fibres des histoires à raconter, des émotions à partager, des combats à mener tambour battant. Et que ça n’attend pas. Quand brûle le feu sacré de la création, pourquoi l’étouffer ?
Dear Mum est la deuxième pièce de Willliam Cardoso, après Raum – un très beau duo, repris en première partie de soirée, qu’il danse avec Cheyenne Vallejo. J’ai écrit dans une autre chronique combien cette création autour des troubles psychiques de la dépression m’avait impressionnée par la force de son langage gestuel, la complicité entre les danseurs et l’énergie qui s’en dégage. J’étais curieuse de découvrir dans quel univers il allait nous entraîner avec son solo d’une trentaine de minutes.
Dear Mum reste dans le registre de l’intime mais on quitte l’abstraction pour une forme de théâtre dansé. « J’aurais souhaité être différent – comme les autres », dit le chorégraphe en exergue du livret de la pièce. Celle-ci met en scène son cheminement avant, pendant et après son coming out dans une famille pétrie de religiosité et d’homophobie. Comment s’accepter quand on est en dehors de la norme culturelle de ses proches ? Que se passe-t-il quand le « je n’ai rien contre les homosexuels » de sa mère se transforme en une incapacité à dire, après le coming out de celui-ci, « mon fils est homosexuel » ?
Dans l’entre-deux se creuse un abîme d’incompréhension, de rejet, de solitude, de mortification. Sur scène, le danseur rend palpable avec force et authenticité son innocence perdue, la difficulté à accepter sa sexualité, le poids de ses angoisses métaphysiques, la violence du regard de l’autre qui le réduit à la seule dimension sexuelle de son identité, la tentation autodestructrice, et puis la révolte émancipatrice pour sortir du gouffre.
Combats du corps et de l’esprit
Au centre de la scène : une chaise en bois – on pense au Café Müller de Pina Bausch et à la symbolique à la fois intime et sociale de cet accessoire. On découvre le danseur assis, tout de blanc vêtu, les yeux fermés. À ses pieds au sol, un improbable verre de lait.
Ce tableau blanc sur le fond noir du sol pose une atmosphère intemporelle et neutre. Celle-ci se charge de sens à mesure que le corps se dévoile, se met en mouvement et que la musique électroacoustique (signée Guillaume Jullien) se colore par petites touches de références symboliques – sons de cloques, voix, grincements.
La pièce se développe en suivant une trajectoire circulaire autour de la chaise. Le danseur exprime par éclats brusques sa fragilité et sa force, sa soumission et sa révolte. La gestuelle est chargée de symboles qui nous parlent des combats du corps – mains tendues, chutes successives, va-et-vient du corps entraîné dans des roulades au sol, position du fœtus – mais aussi de références à la culture catholique qui l’a façonné – bras en croix, agenouillements.
La zone du pelvis, soulignée par un slip blanc sur la peau marquée de tatouages, se fait le miroir des états d’âme du danseur, entre pudeur et exhibition de ses attributs sous le nez des spectateurs au premier rang. Cela rappelle le Wild Child de Valérie Reding, elle aussi agressée dans sa jeunesse parce qu’elle était différente, et qui répond à l’hypersexualisation du regard de l’autre par un pied de nez décomplexé.
La scène finale, superbe dans sa retenue et sa radicalité, montre que William Cardoso a trouvé dans la danse l’énergie pour sortir du gouffre et s’émanciper du carcan affectif et psychique qui niait son individualité. Une magnifique renaissance.
Immersion
J’ajoute que lors de la soirée à la Banannefabrik, on a pu voir une installation très bien conçue qui entraîne le visiteur dans l’univers de Dear Mum et de l’artiste. L’intérieur d’une maison portugaise de la fin du XXème siècle est reconstitué avec ses meubles en bois, ses tables recouvertes de napperons brodés, ses tapis persans et ses chapelets, mais aussi un cheval à bascule qui évoque l’enfant qui hante les lieux. En contrepoint contemporain, on découvre ici et là des photos de Vanda Dos Santos prises pendant le travail de recherche de William Cardoso – très épurées et minimalistes, elles sont chargées d’une force symbolique qui capte le regard. Un vieux téléviseur à tube cathodique diffuse pour sa part un film documentaire de Jade Goetzinger où l’artiste raconte son histoire, sur fond d’images lumineuses au grain vintage tournées à Berlin. Cela crée un effet de décalage spacio-temporel et émotionnel surprenant qui questionne notre regard sur l’homophobie.