Le calme du chorégraphe contraste avec ses spectacles à haute tension. Regard lumineux et sourire en coin, l’Israélien Hofesh Shechter a l’assurance tranquille de ceux qui savent où ils vont. Sa compagnie, basée à Brighton, est l’un des ensembles les plus en vue de la scène contemporaine européenne depuis la création de Political Mother en 2010. Une pièce que le public du Grand Théâtre de Luxembourg peut découvrir lors de l’une des trois soirées dédiées au travail du chorégraphe. Dans un entretien, celui-ci en explique les principaux ressorts.
Hofesh Shechter, vous présentez trois pièces de votre répertoire durant cette semaine de résidence. Political Mother (2010), Show (2016) et Grand Finale (2017). Pourquoi ces choix ?
J’ai déjà présenté deux pièces au Grand Théâtre : Sun et Barbarians. Le directeur, Tom Leick, a exprimé l’envie que le public du Luxembourg puisse découvrir la pièce qui a fait exploser ma carrière, Political Mother. J’étais d’accord mais je trouvais intéressant d’aller plus loin que de montrer une seule pièce. Produire trois soirées est beaucoup plus marquant comme expérience pour le public. Or je cherche précisément par mon travail à aller vers cette intensité du vécu. C’est ainsi que nous avons mis sur pied le programme en revisitant ma période de création entre 2010 et 2017.
Vous avez créé votre compagnie en 2008. Combien de danseurs compte-t-elle aujourd’hui ?
Dix danseurs dans la compagnie principale et huit dans la compagnie junior. Avec la douzaine de personnes qui travaillent dans l’administration, c’est une assez grosse machine. Nous sommes compagnie résidente au Brighton Dome et je suis artiste en résidence au Sadler’s Wells de Londres.
Les noms de vos spectacles sont plutôt énigmatiques et vous donnez assez peu de clés dans vos livrets pour les décrypter. Faut-il comprendre que la forme importe davantage pour vous que le fond ?
Absolument. Mon travail est sur «comment » vous ressentez les choses. J’essaie de ne pas en dire trop sur les spectacles parce que je ne sais pas comment chacun va les recevoir. Je peux expliquer qu’il va y avoir dix danseurs, de la musique forte et calme, que cela aura un impact… mais pour le reste je n’ai pas de prise sur ce qui va se passer. La danse est une expérience unique, très subjective. Chaque représentation en elle-même est imprévisible. Cela peut paraître un cliché de le dire mais c’est la réalité. Cela dépend de ce qui se passe chaque soir sur scène et aussi de votre état d’esprit ce soir-là.
Qu’avez-vous voulu exprimer par l’intitulé Political Mother ?
C’est une collusion de mots. «Political » renvoie à quelque chose de public, social, froid, dur, problématique. C’est connecté à l’idée de divisions, de définitions. « Mother » est une notion de l’ordre de l’intime, de l’incontournable, émotionnel, chaleureux. En Israël, on parle des « pères » fondateurs de la Nation et de « mère » patrie. Je crois qu’en Chine c’est la même chose. Il y a des synergies émotionnelles dans les mots qui nous lient à nos leaders et à notre pays. Nous sommes connectés à eux, nous avons l’impression que nous avons une dette envers eux. Nous travaillons pour eux. Le socialisme, le nationalisme jouent sur les relations entre le sentiment d’appartenance et de dette vis-à-vis de sa tribu. Avec le titre Political Mother, je questionne cette problématique. Je n’apporte pas de réponse.
Show, c’est la mise en scène de la société du spectacle ?
C’est un titre simple qui dit que l’on va voir un spectacle, un divertissement. Dans le même temps, je sais qu’il y a différentes sortes de divertissements. Cela peut être la violence. La violence répétitive peut être distrayante ou dérangeante, cela dépend de votre humeur. Show révèle ces choses, met le doigt sur cette caractéristique horrible ou intéressante – cela dépend du point de vue – de la nature humaine qui aime la violence. Que l’on pense à la manière dont les Romains mettaient en scène les jeux du cirque… ils trouvaient cela distrayant.
Avec Grand Finale, vous pointez un autre travers de la nature humaine…
Je m’interroge sur la manière dont les gens répondent à ces images apocalyptiques que l’on expérimente aujourd’hui. On parle de fin du monde, de crises climatique, environnementale, financière… Je ne sais pas si c’est vrai ou non. Ce qui m’intéresse est de voir comment les gens réagissent à cela, les émotions, l’énergie que cela suscite en eux. Cela m’amuse d’un point de vue chorégraphique. Tout d’abord parce que cela me pousse dans une direction radicalement autre que le ballet classique. Et puis j’observe que même si les gens se disent préoccupés par ce qu’il se passe, on continue à consommer de manière incontrôlée sans se soucier du lendemain. Un genre de « rien à foutre, il faut bien vivre ! » C’est une grande fête. Même si on sait que dans 50 ans, on sera dans une situation de dingue, cela n’importe pas vraiment. Grand Finale chorégraphie beaucoup de corps morts. Il y a un côté sarcastique dans le titre mais aussi de la beauté. On honore les corps et les rêves des personnes de manière très poétique.
En fin de compte votre œuvre est-elle politique ?
Non. Je n’exprime pas d’opinion politique. Je m’intéresse aux gens, à leurs émotions, leurs expériences, leurs sentiments à l’ombre d’un nuage politique très sombre et très large.
La musique, que vous écrivez vous-même, tient une grande part dans votre œuvre. C’est une écriture extrême, ultra énergique et souvent ultra forte. Il y a huit musiciens sur scène dans Political Mother et six dans Grand Finale. Est-ce nécessaire pour susciter les émotions du public d’aujourd’hui ?
J’aime la musique, j’aime qu’elle me touche et l’idée qu’elle touche le public. Je sais que cela peut déranger certains car cela fait vivre une expérience très différente de ce que l’on peut vivre au bureau ou dans sa voiture. Le seul conseil que je peux donner est de juste laisser aller les choses et de se laisser porter par le son. L’objectif n’est pas que l’on perdre de la capacité auditive mais que l’on se perde soi-même, que l’on arrive à un endroit où le cerveau arrête de penser et où l’on grimpe dans un train de sensations. La musique peut permettre cela.
Votre langage chorégraphique peut aussi donner le vertige…
J’aime que le mouvement aille très vite parce que précisément c’est au-delà de votre capacité à l’analyser. C’est à chaque spectateur de choisir s’il veut tenter l’expérience de vivre cela, de se laisser porter, ou s’il ne veut pas lâcher prise.
La musique est-elle déjà écrite lorsque vous arrivez en studio pour créer la chorégraphie ?
Non, loin de là. J’ai quelques sons, rythmes, loops de base. Ensuite la musique se développe avec la chorégraphie, jour après jour. C’est parfois le travail sur le mouvement qui m’inspire le soir lorsque je regarde les vidéos. À l’inverse il m’arrive de créer la musique la nuit, qui va donner naissance à des gestes le lendemain en studio.
Êtes-vous un chorégraphe très directif avec vos danseurs ou laissez-vous place à l’improvisation ?
Je suis quelqu’un de précis. Ce n’est pas tant une question de la place où l’on doit mettre sa main que la question de la manière dont on se sent à l’intérieur, le type d’énergie mobilisée. Pour sentir cela je m’implique beaucoup moi-même pendant la création, avec mon propre corps. Mais avec le temps j’ai tendance à évoluer vers plus de liberté dans les échanges avec les danseurs. On improvise. Grand Finale a une section de totale improvisation mais en dehors de cela, c’est entièrement chorégraphié.
Auriez-vous pu être seulement musicien, ou seulement danseur ?
J’aime beaucoup les deux. Il y a un point où la musique vous fait planer. Mais dans le mouvement il y a aussi quelque chose de très mystérieux, connecté au subconscient, animal, en fin de compte c’est la vie. Pour moi, rassembler la musique et la danse est ce qu’il y a de plus puissant. Cela me rend la vie compliquée mais c’est ce que j’aime faire.
Propos recueillis par Marie-Laure Rolland
Hofesh Shechter au Grand Théâtre de Luxembourg: Political Mother le 23/10/2018, Show le 25/10/2018, Grand Finale les 26 et 27/10/2018. Plus d’informations en cliquant ici.