Après un père sénile (Vader, 2014) et une mère hystérique (Moeder, 2016), Peeping Tom enfonce le clou de sa trilogie familiale grinçante et désespérée avec Kind, présentée en première mondiale au Grand Théâtre de Luxembourg. C’est la vision d’une enfance sauvage, violentée, qui est mise en scène, dans un dispositif scénique et artistique aussi remarquable que sans concession. Autant dire que la sensibilité du public y est mise à rude épreuve.
Franck Chartier avait dirigé Vader tandis que Moeder était signé par Gabriela Carrizo. Les deux fondateurs de la compagnie belge Peeping Tom se sont associés pour ce troisième volet. Kind est en quelque sorte leur « bébé » commun mais on ne retrouve pas de référence directe aux personnages des précédentes pièces. L’ADN se situe surtout au niveau de la manière dont le spectacle est conçu, dans un décor très présent.
Cette fois, nous ne sommes plus dans une maison de retraite ou un musée/morgue, mais au cœur d’une forêt à flanc de falaise. La nature semble avoir repris ses droits sur la culture mais l’on sait que chez Peeping Tom, les apparences sont trompeuses. On y verra une avalanche de blocs de pierre, des arbres qui accouchent, des lunes se lever et disparaître, la pluie tomber, des biches à deux pattes chaussées de talons aiguilles.
Dans le ventre du loup
Les images de contes et légendes se mêlent à des références cinématographiques pour explorer les émotions du monde de l’enfance. Le tour de force de Kind est de nous montrer non pas un petit chaperon rouge se faire dévorer par le loup et en sortir vivante, mais plutôt ce qu’elle a pu ressentir lorsqu’elle était dans son ventre. Il n’y a pas de happy end. Seulement le tableau fantasmagorique d’un monde aux contours insaisissables. Ce flou est renforcé par une remarquable création sonore qui joue sur des modulations de vitesse et de tessiture.
Vu par Franck Chartier et Gabriela Carrizo, cela nous entraîne dans l’antichambre de l’enfer, sur fond d’abus sexuel, de jalousie, d’accouchement dans la douleur, de conflits et de cadavres encombrants. C’est une enfance solitaire dans un monde hostile où même l’amour semble suspect. La vision est unilatéralement noire, cauchemardesque, ce qui finit par interpeller. Cette fantasmagorie n’est-elle pas trop teintée par l’interprétation qu’en donnent les artistes-adultes ?
La pièce se déroule la nuit, dans une atmosphère de plus en plus crépusculaire où ne filtre aucune lueur d’espoir si ce n’est que l’enfant finit par s’échapper du plateau lors de la dernière scène. L’histoire ne dit pas si elle a franchi indemne le mur de l’enfance. Toujours est-il que la voilà formatée pour être la Moeder du précédent épisode.
Un chaperon rouge désinhibé
Le rôle titre de Kind est incarné par l’incroyable actrice et soprano Euridike De Beul, une femme mûre et corpulente déguisée en fillette avec robe courte et couettes, sorte de chaperon rouge désinhibé perdu dans la forêt de ses émotions. Sa performance est sidérante, tant par son engagement physique que par sa voix qui sait osciller entre les borborygmes du bébé et les envolées lyriques. On la voit pédaler sur un mini-vélo, se rouler par terre, bondir en tous sens pour tenter d’interagir avec les personnages qui peuplent son univers.
Les cinq autres acteurs ou danseurs – Maria Carolina Vieira, Marie Gyselbrecht, Brandon Lagaert, Hun-Mok Jung, Yi-Chun Liu – étaient pour la plupart déjà présents dans les deux autres volets de la trilogie. La diversité de leurs techniques ou physiques, mais aussi leur forte présence scénique, sont des éléments clés de la réussite de ce spectacle mieux rythmé que les deux précédents volets, cela en jouant avec les limites de l’overdose.
Marie-Laure Rolland