Le dingo est une race de chiens sauvages extrêmement résistante, qui vit principalement en Australie. C’est aussi un mot familier synonyme de fou. Les cinq personnages de la nouvelle pièce de Léa Tirabasso en font en quelque sorte la synthèse. Ce sont des créatures hybrides que la chorégraphe met en scène dans une pièce sombre et déconcertante.
par Marie-Laure Rolland
Pour une artiste comme Léa Tirabasso, qui excelle à observer la folie douce de notre monde et des humains que nous sommes, on pouvait penser que la pandémie actuelle allait être particulièrement inspirante. Sa nouvelle création, Starving Dingoes, ne manque pas de qualités formelles. La chorégraphe parvient à affirmer un langage et un style chorégraphique propres, et à construire ainsi un univers singulier. Mais le faible enthousiasme du public le soir de la première au Luxembourg traduit le côté aride de cette pièce, hantée par un questionnement de la mort.
Ce thème était déjà au cœur de The Ephemeral Life of an Octopus. Léa Tirabasso avait su plonger dans cette machine de destruction qu’est le cancer, tout en faisant jaillir de sa chorégraphie une énergie vitale phénoménale. Ce n’est pas le cas dans sa nouvelle pièce qui – à ce stade de son développement – absorbe davantage l’énergie du spectateur qu’elle ne lui en transmet.
Table rase
La scène finale s’achève par l’exposition d’un corps inanimé qui se recouvre de sable tombant du ciel. Cette sépulture se construit sous le regard fataliste des quatre autres protagonistes qui ont contribué à la mise à mort. La boucle est bouclée, après 50 minutes d’un spectacle qui a commencé par une entrée en scène très réussie des personnages (Catarina Barbosa, Karl Fagerlund Brekke, Alistair Goldschmith, Laura Lorenzi, Laura Patay). Ils émergent de la pénombre en rampant et en chantant à l’unisson. Au passage, ils pulvérisent un tumulus de forme allongée comme on fait table rase du passé, de son héritage et de ses crimes.
Entre le début et la fin, ces étranges créatures se déplacent en meute dans ce qui évoque un environnement hostile. La scénographie est à la fois simple – une couche de terre rouge immaculée qu’ils marquent de leurs empreintes – et très suggestive – un environnement stérile qui peut évoquer l’empoisonnement de la planète dont nous sommes complices. En écho, une musique électro rythmée et aseptisée laisse parfois place à quelques mélopées vibrantes – ou supplications ? – qui s’échappent de la bouche des danseurs.
Vide existentiel
Que font-ils là ? Ce no man’s land n’est pas sans rappeler l’univers absurde d’Estragon et Vladimir attendant Godot dans la pièce de Beckett. Les dingos – jambes pliées, petits déplacement rapides sur la pointe des pieds, tremblements – se tournent autour, se collent les uns aux autres, se séparent. Certaines actions collectives regroupent les personnages en forme de corps étranges, tels des animaux mutants. Il y a aussi une longue séquence qui n’en finit pas, portée par une musique électro passe-partout, ce genre de souffle intersidéral mixé pour évoquer le vide existentiel contemporain – la tarte à la crème des compositeurs en mal d’inspiration.
La deuxième partie s’anime avec des scènes qui frappent par leur puissance visuelle et symbolique, tandis que la bande son prend davantage de relief. Il y a cet enchevêtrement de corps qui suggère un accouplement, suivi de l’accouchement d’un être de taille disproportionné par rapport à sa génitrice. Ou encore ce dingo qui tête un sein stérile, prélude au sacrifice final de l’être inutile.
Ces images dystopiques nous jettent en pâture ces dingos affamés – mais de quoi ? – avec leur folie froide, sans joie (en tous cas selon ma perception le soir de la première), sans ironie, sans poésie et finalement sans espoir, dans l’enfer d’un perpétuel recommencement.
En ces temps de pandémie, difficile d’oublier que la mort nous attend au bout du chemin et que la liste des sacrifiés s’allonge chaque jour, sans perspective de voir le bout du tunnel. Faut-il aller dans une salle de théâtre pour s’en convaincre ? Il y a pourtant une alternative au spectacle de ces « dingos affamés », c’est de méditer les leçons de Voltaire et de cultiver chez soi son jardin pour préparer des jours meilleurs. Ce que de plus en plus de spectateurs choisissent manifestement de faire, à voir les salles qui peinent à faire le plein. À moins qu’ils ne soient scotchés devant Netflix ou Instagram, où ils trouvent peut-être une nourriture moins amère.