Anne-Mareike Hess est une artiste que je connais depuis longtemps et je me suis toujours demandée pourquoi son travail me touche, me bouscule autant. Bohumil Kostohryz et moi l’avons accompagnée pendant deux ans pour suivre la création de son nouveau solo, « Dreamer ». En marge de la première diffusion de notre film documentaire, le 31 mai au Centre culturel neimënster, voici quelques réflexions sur la manière dont il a vu le jour.
par Marie-Laure Rolland
Rien ne remplace l’expérience du spectacle vivant, cette alchimie qui naît du face-à-face physique entre le danseur sur scène et le spectateur. Il faut la vivre avec ses tripes – corps, coeur et esprit mêlés – pour le saisir pleinement.
Ce postulat est particulièrement important pour le travail d’Anne-Mareike Hess, qui explore à travers son oeuvre ce qu’elle appelle « le corps émotionnel ». J’en ai fait l’expérience la plus brûlante à l’automne 2016, en assistant à sa pièce intitulée « Synchronization in process ». J’étais coincée au milieu d’une rangée de spectateurs avec une furieuse envie de quitter la salle. De là a jailli un questionnement qui m’a poursuivie par la suite : pourquoi cette pièce m’avait-elle autant secouée ? D’où vient la force émotionnelle du travail d’Anne-Mareike et jusqu’où en garde-t-elle le contrôle face au public ?
La personnalité de la chorégraphe, la qualité et l’originalité de sa démarche sont des moteurs puissants qui m’ont poussée à me lancer dans ce projet d’écriture cinématographique, avec la complicité du réalisateur Bohumil Kostohryz. Nous avons eu envie d’ouvrir la boîte créative d’Anne-Mareike pour tenter d’en trouver le ressort. La création de son solo, « Dreamer », nous a donné l’occasion de réaliser ce film en forme d’enquête, en la suivant pas à pas dans son travail.
Une idée de la danse
Mais pour revenir au postulat de départ : ce projet ne risquait-il pas de nous conduire à une impasse ?
Le cinéaste et critique de danse André S. Labarthe a dit qu’il ne filmait pas « la danse » mais « une idée de la danse ». Son approche sous-tend notre démarche. Nous ne voulons pas donner à voir la singularité de la danse d’Anne-Mareike Hess. Il s’agit de traquer la question du transfert d’énergie au coeur de sa démarche chorégraphique.
J’en ai fait la proposition à l’artiste en février 2020. Elle venait d’être choisie comme artiste associée pour trois ans au centre culturel Neimënster à Luxembourg. A l’époque, nous n’imaginions pas que nous allions être percutés un mois plus tard par la pandémie de Covid-19.
La mise en oeuvre du projet a soulevé une foule de questions nouvelles pour Bohumil et moi, qui n’avions jamais réalisé de film documentaire. Pour Anne-Mareike aussi, c’était une première. De longs échanges de mails nous ont permis d’affiner l’objectif du film, nos places respectives dans l’histoire, les différentes étapes clés que nous allions documenter. Sa confiance, son écoute, son exigence ressortent clairement de ces aller-retour épistolaires entre Luxembourg et Berlin, où elle vit principalement.
Dans ce processus, je dirais que nous nous sommes mutuellement apprivoisées. Pour Anne-Mareike, il a fallu intégrer le fait que ce film n’est pas le sien, bien qu’elle en soit le principal sujet. Elle en a clairement posé les limites, relatives à l’intimité de sa vie privée. Elle a accepté la présence de la caméra dans sa phase de recherche, moment particulièrement sensible à ses yeux puisqu’elle ne peut pas encore se cacher derrière son personnage et qu’elle se met à nu à travers ses improvisations.
De notre côté, nous avons dû apprendre à décrypter des indices, questionner sans être intrusif, présents en sachant nous faire oublier, garder notre cap tout en restant ouvert à la force de proposition d’Anne-Mareike. J’ai ainsi esquissé la première ébauche du scénario du film, qui allait se préciser au fil de nos rencontres et des rebondissements liés à la pandémie.
Les émotions comme clé de voûte
L’histoire s’articule autour des trois grandes étapes de son processus créatif, avec en premier lieu la collecte d’informations, qui nourrissent son inspiration.
Puis nous observons comment ces informations sont digérées pour laisser émerger des émotions, matériau de base de son travail. C’est la clé de voûte de sa construction chorégraphique. Elle y puise pour donner naissance au mouvement, faisant de son corps une caisse de résonnance qu’elle explore jusqu’à trouver sa juste tonalité.
Ainsi émerge progressivement la silhouette du « Dreamer », personnage qui va être mis en relief par d’autres protagonistes (les dramaturge, musicien, costumière et créateur lumière), avant d’être confronté au regard du spectateur.
Celui-ci est plongé, « à froid », au coeur d’une alchimie qui a fait fusionner de multiples éléments durant de longs mois, avant de se cristalliser. C’est ce contraste qui peut, me semble-t-il, entraîner de violentes déflagrations.
Dans cette histoire, nous avons cherché à comprendre jusqu’où la chorégraphe veut – ou peut – maîtriser ce processus.
La première session de tournage a eu lieu les 3 et 4 août 2020. Nous devions nous retrouver en novembre quand a eu lieu le coup de théâtre du 31 octobre. Anne-Mareike nous annonçait, par un message audio enregistré sur un ton posé qui laissait filtrer l’émotion contenue, qu’elle renonçait à présenter son « Dreamer » à la date initiale du 4 décembre 2020 à Neimënster. La première allait être reportée au 17 décembre 2021.
Dans quelles conditions ? Une nouvelle page blanche s’ouvrait, devant Anne-Mareike comme pour nous. Passé le choc, nos projets se sont remis sur les rails. Et pour notre film d’investigation, c’est somme toute un excellent cliffhanger…
Ce texte a été publié en anglais dans la brochure éditée pour la création de « Dreamer », qui apporte divers éclairages sur la pièce – interviews, dessins, analyses. Celle brochure peut être consultée ou commandée en cliquant ici.
Lire aussi ma critique de la pièce créée à neimënster le 17 décembre 2021 en cliquant ici.
- La première projection du film « ANNE-MAREIKE HESS : LE CORPS EN ETAT D’URGENCE » a lieu le 31 mai à 19h, salle Robert Krieps à neimënster, Luxembourg. Entrée libre sur réservation en cliquant ici.