Mythologies, la nouvelle pièce pour 20 danseurs créée par la compagnie d’Angelin Preljocaj en collaboration avec le Ballet de l’Opéra de Bordeaux, est annoncée un peu partout comme l’événement 2022 sur la scène de la danse. J’ai eu l’occasion de voir ce ballet à l’affiche de la Maison de la danse de Lyon.
par Marie-Laure Rolland
Ce qui a particulièrement titillé ma curiosité est la collaboration entre ce chorégraphe, dont la réputation n’est plus à faire et Thomas Bangalter, l’un des membres de feu le mythique duo Daft Punk. Que pouvait-il advenir de la rencontre de deux monstres sacrés prêts à se mettre à l’écoute l’un de l’autre pour réfléchir à la marche de l’humanité, en s’appuyant sur d’antiques histoires ?
Il y est question de vie et de mort, de pouvoir et de soumission, de rébellion, d’amour et de haine, de désir et de peur. Ces thématiques innervent déjà l’essentiel de l’oeuvre de Preljocaj. Il y revient, tel le bon ouvrier remettant sans cesse l’ouvrage sur l’établi, en testant une nouvelle alchimie artistique pour voir vers quoi cela l’entraîne.
De l’électro au lyrique
Contre toute attente, Thomas Bangalter a choisi de délaisser l’électro et de composer une partition purement orchestrale, sur la base d’un premier scénario imaginé par Preljocaj. Lequel s’en est ensuite inspiré pour développer sa chorégraphie.
La pièce s’articule en une succession de scénettes qui convoquent un certain nombre de personnages mythologiques, sans que l’on comprenne vraiment les motivations qui ont présidé à leur choix. Un dispositif vidéo – à la fois simple, efficace et bien orchestré – glisse ici et là d’utiles indices. On reconnaît les Amazones, Zeus, les Gorgones, le Minotaure, les Naïades ou Icare. D’autres scènes sont plus énigmatiques. Quel est le fil rouge de tout cela ? La réponse à la question reste ouverte dans ce spectacle plus séduisant qu’enthousiasmant.
Cette sensation tient sans doute à une musique qui n’offre que peu de reliefs, d’aspérités, de contrastes de couleurs et de timbres susceptibles de faire vibrer la danse. La partition de Bangalter oscille entre les registres néo-classique et romantique, avec de trop rares incursions dans un horizon plus contemporain (j’ai relevé les très belles scènes du Minotaure ou de l’Épilogue, où résonnent enfin pleinement les cuivres). Pour un peu, on se croirait dans un film américain des années 50. L’émotion peine à émerger de ce bain sonore lisse et bizarrement anachronique.
La danse, emblématique de la signature de Preljocaj avec ses lignes claires, ses mouvements précis réglés au millimètre mais aussi son élégance, est remarquablement interprétée par les danseurs venus de deux horizons différents (11 danseurs du Ballet Preljocaj, 9 du Ballet de l’Opéra de Bordeaux). Ils sont impressionnants de précision, de légèreté, de synchronisation, de cohésion, avec leurs silhouettes soulignées par un jeu de lumières en clair-obscur.
J’ai pour ma part une prédilection pour les petits formats du chorégraphe. Les duos ou trios parviennent à sublimer les qualités des danseurs en même temps que l’alchimie des rencontres. Cela se vérifie une fois de plus dans Mythologies. En revanche, les mouvements de groupe y sont inégaux. Sur la scène de la Maison de la danse de Lyon, ils semblaient parfois manquer de puissance et de profondeur de champ – d’espace vital en somme.
Destins cadenassés
Dès lors, comment trouver sa place dans cette pièce en tant que spectateur ?
Les projections vidéo des visages des danseurs, face caméra – et donc face au public – sont là pour nous interpeller. La contemporanéité du propos s’observe aussi dans le choix du chorégraphe de brouiller les genres et les stéréotypes – une scène de viol dont la victime est un homme ; Icare interprété par une danseuse ; des costumes (signés Adeline André) le plus souvent unisexes.
Mais il se dégage de l’ensemble une impression de zapping très – et même parfois trop – cadenassé. Les danses à l’unisson peuvent évoquer le fatum antique, mais guère l’individualisme contemporain.
Cela n’exclut pas de très beaux moments comme la dernière scène. Au sol, des corps inertes sont dépouillés de leurs linceuls par des conquérants qui s’en revêtent à la manière d’une cape impériale, sur fond d’images de bombardements. D’hier à aujourd’hui, les passions humaines s’écrivent toujours en lettre de sang.