Réson(d)ance : casting féminin pour une soirée hors cadre

par Marie-Laure Rolland

Les chorégraphes Jill Crovisier et Rhiannon Morgan se sont prêtées à un exercice particulier. Elles avaient trois semaines pour créer une pièce sur des oeuvres interprétées live par l’Orchestre de Chambre du Luxembourg. Ce défi a donné lieu à une soirée surprenante et stimulante.

par Marie-Laure Rolland

Au mois de février dernier, le Kinneksbond de Mamer et l’Orchestre de chambre du Luxembourg ont lancé un appel à projets pour créer deux chorégraphies : l’une sur le «Prélude à l’après-midi d’un faune » de Claude Debussy, œuvre dont Nijinsky a fait une interprétation culte en 1912 ; l’autre sur « La création du monde » (1923) de Darius Milhaud, inspirée de légendes africaines et de musique jazz. Les lauréates, Jill Crovisier et Rhiannon Morgan, avaient trois semaines pour monter leur projet.

Cela ressemblait à une mission impossible et on pouvait se demander s’il était bien raisonnable d’investir autant dans la musique live – un orchestre de chambre de 18 musiciens présents sur scène – et aussi peu dans le temps mis à disposition des chorégraphes.

Clés d’analyse

La formule retenue pour la soirée a astucieusement détourné la contrainte. L’accent a été mis sur le côté didactique de la rencontre. Celle-ci a été rythmée par les interventions de Davy Brun, directeur du Centre national de la danse à Lyon, qui est venu au Luxembourg accompagner de son « oeil extérieur » le processus de création. La cheffe d’orchestre de Chambre, Corinna Niemeyer, a aussi ajouté sa touche personnelle. Tous deux possèdent l’art et la manière de médiatiser le travail artistique en cassant les codes rigides de la représentation. Leurs commentaires, mais aussi leurs échanges avec les chorégraphes, ont permis de revisiter l’historique des œuvres présentées, les contraintes du processus créatif, ou encore la manière dont fonctionne le dialogue de la danse et de la musique live.

Cela s’est fait avec beaucoup de naturel. On peut même dire que Corinna Niemeyer est  sortie avec une certaine jubilation du rôle encore très codifié de cheffe d’orchestre. Cette fois, pas de dos tourné au public. Elle nous a fait face, confiant par exemple comment la musique stimule son imagination, ou ce qu’elle ressent lorsque les danseurs évoluent derrière elle. Des clés d’analyse musicale ont été offertes aux spectateurs pour créer une chorégraphie imaginaire, tandis que l’orchestre interprétait les troisième et quatrième « Danses concertantes » d’Igor Stravinsky. Et puis, Corinna Niemeyer et ses musiciens n’ont pas rechigné à se chausser de baskets aux lacets colorés avant de se diriger vers leur pupitre, devenant partie intégrante de la chorégraphie de Jill Crovisier.

Choc des esthétiques

Compte-tenu du délai extrêmement resserré, on ne pouvait pas s’attendre à des créations révolutionnaires. Cela d’autant plus que travailler avec un orchestre est beaucoup plus casse-cou qu’avec une bande son. Les variations de tempo ne pardonnent pas sur une chorégraphie réglée au millimètre. Ce qui est le cas de la pièce de Jill Crovisier, qu’elle a dansée avec Laura Arend.

Sa chorégraphie revisite la version de Nijinski du « Prélude à l’après-midi d’un faune ». Sa gestuelle et les codes de séduction sous-jacents sont repensés dans un contexte contemporain. Le faune de la forêt se transforme en deux business women adeptes d’exercices d’aérobic, sur fond de musique impressionniste. Aux volutes sensuelles de Debussy répond une gestuelle tonique aux angles aigus, vitaminée par une exécution à l’unisson. Un choc des esthétiques pour une étude de cas intelligente, efficacement menée par une chorégraphe déjà expérimentée.

Libération

Rhiannon Morgan de son côté danse avec quatre danseuses partenaires au sein du collectif Lucoda (Ioanna Anousaki, Carine Baccega, Maria Cipriano et Aifric Ni Chaoimh). 

La création du monde de Rhiannon Morgan avec le collectif Lucoda (photo: Bohumil Kostohryz – Kinneksbond)

Là encore, le choix de l’efficacité s’est imposé. La pièce se décline en trois volets clairement identifiés par les changements de costume (signés BENU village Esch). La première partie, où l’on voit les danseuses masquées, vêtues de blouses blanches et entravées dans leurs gestes mécaniques et répétitifs, rappelle l’atmosphère de fin du monde dans laquelle nous baignons depuis plus d’un an. Le deuxième volet est une sorte de cérémonie de dépouillement, de mise à nue d’où va jaillir la renaissance à laquelle on assiste dans un troisième volet où les couleurs éclatent et les gestuelles se libèrent.

C’est la deuxième création de Rhiannon Morgan en tant que chorégraphe. Après un solo, s’attaquer à une pièce pour cinq danseurs n’avait rien d’évident. Elle s’en sort très bien. Elle joue habilement avec le placement des danseuses sur une scène en partie occupée par l’orchestre et sait faire dialoguer les corps, dans différents registres gestuels. Le spectacle d’une belle bande de filles unies par une même envie de danser. De vivre, quoi !

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