Avec Robyn Orlin, en voyage intranquille

par Marie-Laure Rolland

We wear our wheels… s’inspire de l’histoire des rickshaws zoulous au temps de l’apartheid. Derrière l’évocation fascinante et tragique du destin de ces esclaves sud-africains, on peut aussi lire dans cette pièce une métaphore de la vie de l’artiste contemporain. Un exercice de haute voltige.

par Marie-Laure Rolland

«Là je suis vraiment sur le fil. Créer ce spectacle a été compliqué pour moi». Malgré le poids de son expérience, la chorégraphe d’origine sud-africaine Robyn Orlin ne recule pas devant les défis, dans une envie toujours intacte d’interroger l’histoire, mais aussi les structures politiques, sociales et culturelles qui nous gouvernent. Au risque de se retrouver face à un mur de contradictions.

La nouvelle pièce de cette adepte des titres à tiroirs s’intitule : We wear our wheels with pride and slap your streets with color… we say ‘bonjour’ to Satan in 1820. La chorégraphe a puisé dans ses souvenirs d’enfance pour rendre un hommage aux rickshaws zoulous, ces hommes «chevaux» (hashishi) aux masques d’animaux fabuleux, harnachés à leur pousse-pousse pour conduire hier les colons, aujourd’hui les touristes qui visitent Durban. La fin de l’apartheid n’a pas sonné le glas du capitalisme et des rapports de domination.

Le grand jeu

Robyn Orlin ne lésine pas sur les moyens pour faire briller de tous leurs feux le destin de ces hommes autrefois esclaves, dont la plupart n’excédaient pas l’âge de 35 ans tellement leur tâche était rude. La pièce réunit cinq danseurs et une danseuse du collectif sud-africain Moving into Dance Mophatong, une compagnie de Johannesburg qui mêle les formes et rituels de la danse sud-africaine avec la danse contemporaine occidentale.

A leurs côtés : deux fantastiques musiciens (un multi-instrumentiste et une vocaliste dont la présence scénique est époustouflante) mais aussi un créateur vidéo qui manipule en direct les images captées sur scène. Les costumes et masques multicolores, les corps et les visages sont remixés en tableaux pop projetés sur l’écran en fond de scène, avec des effets de mise en abîme habiles et souvent drôles.

Et nous voilà en tant que spectateurs entraînés dans une course folle. Les danseurs interpellent le public à la manière des rickshaws qui hèlent le badaud. Gare à celui qui ne répond pas ! C’est ainsi qu’on se retrouve quasiment à bord du pousse-pousse, à s’agiter sur son siège en chantant en chœur : « Forward and back ! Forward and back ! ». On en oublierait presque son pull à col roulé pour se croire sous la chaude pluie de Durban.

Voyage métaphorique

Je me méfie un peu de ces propositions « participatives » qui placent le spectateur en position d’être co-acteur du propos. Jouer le jeu, c’est un peu signer un chèque en blanc. Que sait-on véritablement de l’intention du metteur en scène ? Pourquoi monterais-je dans son rickshaw alors que je ne le ferais pas si j’étais en Afrique du Sud ? Dois-je prendre position ?

Au fil du spectacle, un hiatus se creuse entre l’univers fantasmagorique créé sur scène et l’âpreté des rapports de force qui s’y jouent – culture vs société du spectacle, indépendance vs soumission, dignité vs précarité.

Il est troublant aussi de voir dans l’histoire de ces rickshaws une métaphore de la condition des artistes sur scène. Ne sont-ils pas enchaînés à leur art qui les fait vivre, soumis à l’intérêt qu’ils suscitent auprès du public généralement fortuné qui fréquente les salles de spectacle, dépendants des institutions subsidiées grâce aux rentrées fiscales générées par l’écosystème capitaliste ?

« We wear our wheels… » de Robyn Orlin (photo: Jérôme Séron)

En somme, We wear our wheels…, coproduite par plusieurs scènes prestigieuses de la danse européenne (du Théâtre national de la danse de Chaillot à Paris au festival Tanz im August de Berlin en passant par le Grand T à Nantes ou le festival Montpellier Danse) pointe du doigt le système mais ne s’en émancipe pas, voire le légitime. Cela sous le regard complice du public.

La pièce est ainsi un voyage intranquille, qui interroge chacun sur la manière dont il vit avec ses contradictions. Robyn Orlin, avec laquelle j’ai eu la chance de m’entretenir après le spectacle, n’a pas dénié le caractère schizophrénique de son travail, l’exercice d’équilibriste qu’il représente. Mais après avoir signé une trentaine de pièces depuis 1990, elle reste convaincue que «the show must go on» pour continuer de faire résonner des cultures et des voix singulières.

 

 

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