La dernière pièce de la chorégraphe originaire de Lorraine met en scène cinq danseuses pour questionner le corps féminin, son instrumentalisation et sa stratégie de libération. Cette création dans l’air du temps sort du lot par son caractère hybride, au carrefour de l’installation et de la danse, mais aussi par son langage gestuel tout à fait singulier.
par Marie-Laure Rolland
Je n’avais jamais entendu parler des « Venus anatomiques » avant d’aller voir la pièce de Sarah Baltzinger. Une installation présentée dans le foyer du Grand Théâtre de Luxembourg m’a permis de découvrir ces étranges reproductions de femmes en cire, réalisées à la fin du 18ème siècle par Clemente Susini. Il s’agit de moulages sur des cadavres avec leurs cheveux réels, leurs sourcils, cils et pubis composés de poils humains et leurs yeux en verre soufflé. Ces Venus permettaient aux apprentis médecins de découvrir l’anatomie du corps féminin. Un trou béant au niveau du ventre dévoilait leurs entrailles tandis que le reste du corps était intact, allongé dans des postures lascives inspirées des tableaux de l’époque.
Sarah Baltzinger y a vu un miroir de ses interrogations sur la manipulation du corps féminin. Ces corps langoureux et disséqués, exposés aux regards du 18ème siècle, ne font-ils pas écho aux publicités sexistes d’aujourd’hui pour appâter la clientèle mâle ou aux selfies de femmes aux postures érotiques stéréotypées qui engraissent les réseaux sociaux ?
Exercice de dissection
Le pont entre le 18ème et le 21ème siècle se manifeste au niveau de la scénographie et des costumes très réussis signés Manon Terranova et Manuela Benaïm. L’espace est structuré par de monumentales mèches blondes qui tombent du plafond telles des colonnes. Elles encadrent cinq femmes qu’on découvre dans une posture statique, les corps harnachés de postiches de silicone aux formes de seins et de bustes, Venus statufiées aux corps augmentés. Cela confère une atmosphère muséale à la scène, assortie d’une sensation d’étrangeté un peu monstrueuse qui stimule la curiosité.
Qu’est-ce que ces Venus ont vraiment au fond de leurs tripes ? C’est la question qui porte la pièce et à laquelle chaque spectateur va pouvoir répondre à sa manière, en résonnance avec ses propres questionnements. Une discussion organisée entre l’équipe artistique et le public après la représentation a montré que les visions peuvent partir dans des directions très différentes – et parfois assez éloignées de l’intention de l’artiste.
Pour ma part, j’ai vu dans cette pièce un processus réussi de mise en mouvement et d’émancipation des personnages, mais aussi une tentative de dissection clinique de leur psychée.
Un langage transgenre
Le travail sur la mise en mouvement passe par un langage gestuel singulier que Sarah Baltzinger qualifie de « marionnettique ». Elle a commencé à développer ce langage dans le duo What does not belong to us (2019) et l’a surtout approfondi dans son solo Don’t You See it Coming (2020) autour de la figure de Barbe Bleue. On le retrouve aussi dans son très réussi duo avec Isaiah Wilson, Megastructure (2023), qui vient d’être sélectionné dans le Top 20 de la plate-forme internationale de danse contemporaine Aerowaves.
C’est une technique qui requiert des facultés paradoxales : énormément d’énergie en même temps qu’une extrême souplesse, du lâcher-prise et un puissant contrôle de soi. Le corps se désarticule et s’hybride pour devenir une forme que l’on pourrait qualifier de transgenre, pour utiliser un mot à la mode. Il est extrêmement charnel tout en donnant une impression de pantin désarticulé. On est au croisement de formes humanoïde, animale et mécanique. Et en le regardant, on se demande qui tire les ficelles.
Cette fois, le casting de Sarah Baltzinger est exclusivement féminin et la réussite de la pièce tient sur les épaules de ses cinq danseuses – Chiara Corbetta, Océane Robin, Marie Lévénez, Clara Lou Munié, Shynna Kalis – qui sont parvenues à intégrer ce langage gestuel très exigeant (au cours d’un processus de création qui a quand même duré 12 semaines).
Emancipation
La pièce ne raconte pas à proprement parler d’histoire mais on assiste à une émancipation des personnages. Tout d’abord obnubilées par le regard du public qu’elles ne quittent pas des yeux, les danseuses vont progressivement se recentrer sur elles-mêmes et leurs partenaires de plateau. Au fil de la pièce est questionné le rapport au corps féminin avec ce qu’il porte de fantasmes, de peurs, de blessures, d’assignations, de tendresse, de violence, de volupté, de trash… Une pointe d’humour vient parfois désamorcer la tension qui naît de cette mise à nu clinique où les danseuses ne se ménagent pas.
Cela passe par de puissantes danses de groupe à l’unisson, par des interactions à géométrie variable qui ne manquent pas de piquant mais aussi par des solos parfois un peu longs, pas toujours faciles à décoder.
J’ai bien aimé le travail électroacoustique du compositeur Guillaume Julien, un complice de longue date de Sarah Baltzinger qui ne m’avait pas toujours convaincu par le passé. Cette fois il parvient à soutenir le propos sans l’écraser, à travers une partition minimaliste ponctuée de quelques parenthèses explosives et même une excursion néoromantique.
On peut noter que cette création porte aussi la marque d’Isaiah Wilson, co-créateur et superviseur artistique du projet. Il apporte un côté davantage expérimental et multidisciplinaire au processus créatif. Ce partenariat fonctionne manifestement bien puisque les deux artistes devraient à l’avenir co-signer leurs créations, et notamment une commande du Scapino Ballet Rotterdam en février 2025.
Après Luxembourg, la pièce Venus Anatomique va être présentée en tournée. Plus d’informations sur les prochaines dates en cliquant ici.