L’histoire de la scène luxembourgeoise de la danse contemporaine est intimement liée à celle du Centre de création chorégraphique du Luxembourg (Trois C-L), qui vient de fêter ses 25 ans. À cette occasion, la Glaneuse analyse le chemin parcouru mais aussi les perspectives de développement, alors que les nouvelles impulsions de la politique culturelle sont en train de rebattre les cartes.
Le choix du pragmatisme
Il n’est pas inutile de faire un retour en arrière de vingt-cinq ans pour prendre la mesure du chemin parcouru, mais aussi pour revisiter certaines idées qui ont été perdues de vue en cours de route.
En 1994, la création en danse contemporaine est quasi inexistante. La tentative de créer un « Euroballet » en 1990, avec rien moins qu’une soixantaine de danseurs venus de toute l’Europe, a tourné au fiasco. Mégalomaniaque disent les uns. Mal préparé pensent les autres. Cet échec, qui n’est pas digéré par ceux qui espèrent toujours la création d’un Ballet au Luxembourg, incite les pouvoirs publics à trouver d’autres perspectives pour le secteur de la danse. Tous les acteurs culturels ayant quelque chose à voir avec cette discipline sont invités autour de la table par le ministre de la Culture et Premier ministre de l’époque, Jacques Santer. Sont représentés les théâtres, associations, écoles de danse, etc…
Faute de consensus, le projet se recentre sur l’idée de promouvoir la création de danse contemporaine, alors que se profile en 1995 la première Capitale européenne de la Culture à Luxembourg. Parmi les infatigables chevilles ouvrières du projet, qui ne s’appelle pas encore le Trois C-L mais le TDM (Théâtre Dansé et Muet), figurent notamment la danseuse et professeure au Conservatoire de Luxembourg Christiane Eiffes mais aussi l’ancien directeur du lycée de Diekirch et actuel président de l’association, Robert Bohnert.
Les débuts ont été faits de tâtonnements et de nombreux déménagements au fil du développement du projet, de la salle de sports rue de Hollerich aux locaux de la rue de Strasbourg jusqu’à l’installation dans l’ancien dépôt de bananes rénové et rebaptisé Banannefabrik, dans le quartier de Bonnevoie à Luxembourg. Un lieu urbain et convivial qui commence à trouver ses limites.
Le directeur artistique Bernard Baumgarten, aux commandes à partir de 2007, a dû apprendre son métier sur le tas, sur un terrain vierge et en constante évolution. S’il n’est pas ce que l’on peut appeler un visionnaire, il a pour force de ne pas être dogmatique et d’avoir su adapter l’offre du Trois C-L aux besoins des danseurs, en fonction de moyens financiers qui restent modestes (l’enveloppe budgétaire annuelle allouée par l’État a heureusement été revue à la hausse en 2019 et 2020 pour atteindre 500.000 euros).
Depuis sa création, le Trois C-L a progressivement développé ses activités autour de quatre piliers qui sont aujourd’hui d’importance inégale. Les points forts sont le soutien à la création ainsi que la mise en réseau sur les scènes nationales et internationales. Des cours de formation continue sont offerts aux danseurs professionnels tous les matins. Un rendez-vous mensuel est proposé au public le 3 de chaque mois ; celui-ci peut aussi participer à des stages de danse. La coexistence de ces différents pôles a permis à l’institution de rejoindre fin 2019 le prestigieux réseau européen des Maisons de la Danse.
Cette configuration est assez unique au Luxembourg. Les professionnels des autres disciplines des arts de la scène envient aux danseurs le fait qu’ils aient à leur disposition un lieu pour développer de la recherche, indépendamment de la production. Même dans la Grande Région, le Trois C-L ne passe pas inaperçu. Il faut aller jusqu’à Strasbourg (Pôle Sud), Reims (Le Laboratoire Chorégraphique), Bruxelles (Les Brigittines) ou Düsseldorf (Tanzhaus NRW) pour trouver des institutions au positionnement à peu près similaire.
Une scène ouverte sur le monde
Les différents dispositifs de soutien à la création ont permis l’éclosion de talents. Aux pionniers de la danse contemporaine luxembourgeoise présents en 1994 – Bernard Baumgarten, Malou Thein, Jean-Guillaume Weis, Claire Lesbros puis Anu Sistonen, a succédé une deuxième vague avec Sylvia Camarda, Annick Pütz, Yuko Kominami ou Gianfranco Celestino puis une troisième génération qui commence à se faire une place sur la scène internationale. On l’a vu avec la sélection récente de deux pièces d’Anne-Mareike Hess et Léa Tirabasso dans le Top 20 du réseau européen des Aerowaves, ou encore la distinction de Jill Crovisier à la prestigieuse Copenhagen International Choreography Competition. Toutes sont passées par des programmes de soutien à la création du Trois C-L, qui aura accompagné au total 175 pièces depuis 1994.
Aujourd’hui, la scène luxembourgeoise de la danse contemporaine est portée par l’enthousiasme d’une jeune génération de danseurs et chorégraphes formés à l’étranger et qui ont fait du Trois C-L leur port d’attache. Entre deux tournées ou projets, ces artistes reviennent à la Banannefabrik pour se produire, travailler à une création qui sera ensuite présentée sur l’une des scènes du pays (du Grand Théâtre de Luxembourg au CAPE d’Ettelbrück en passant par le Théâtre d’Esch ou le Kinneksbond de Mamer), donner un cours ou participer à une master class. Les chorégraphes sont parfois accompagnés de partenaires artistiques qui, pour certains, se greffent sur des projets d’autres membres du Trois C-L. Nombreux sont aussi les danseurs frontaliers qui viennent pour y suivre les cours professionnels du matin.
C’est ainsi que la petite famille, limitée par son territoire et son bassin démographique, s’est progressivement agrandie et internationalisée au fil du temps. Le ministère de la Culture recense une cinquantaine de professionnels actifs au Luxembourg sur la scène de la danse contemporaine. 33 chorégraphes sont officiellement affiliés au Trois C-L. La plupart ont également un pied dans un autre pays – Allemagne, France, Angleterre ou Suisse principalement. En chiffre absolu, c’est peu mais à l’échelle du pays, c’est substantiel.
À la Banannefabrik, on parle luxembourgeois, français, anglais ou allemand mais on peut aussi croiser des chorégraphes en résidence venus de Corée, du Portugal ou d’Australie. Le Trois C-L a tissé, avec ténacité malgré les aléas, un réseau de partenariats internationaux qui permettent des échanges de résidences de création voire des coproductions. On en comptait 39 en 2019, du Portugal à l’Australie en passant par la Finlande ou la France. Ces résidences permettent aux chorégraphes d’aller humer les influences internationales, d’avoir un espace de travail et de recherche.
Dans quelle mesure ce nomadisme artistique est-il créatif sur la durée ou permet-il un réel développement de carrière ? Le bilan reste à faire. Toujours est-il que l’une des réussites du Trois C-L est cette ouverture, ce melting-pot qui contribue à faire du Luxembourg un centre de recherche au carrefour de la création internationale. Les esthétiques et techniques les plus diverses s’y brassent pour faire éclore des univers singuliers qui peuvent ensuite rayonner hors des frontières.
Un sous-financement à combler
Ce succès ne doit pas masquer un certain nombre de faiblesses structurelles. L’un des problèmes apparus au fil du temps a été le sous-financement de la scène chorégraphique – comme des arts de la scène en général au Luxembourg – qui a entraîné une logique de surproduction pour pouvoir survivre. Au risque de l’épuisement physique et créatif des artistes.
La bonne nouvelle est que l’arrivée de la nouvelle ministre de la Culture, Sam Tanson, est en train de changer la donne. Celle-ci veut revaloriser un secteur qui reste « le parent pauvre de la scène culturelle », pour reprendre ses termes. Depuis la fin de l’année dernière, le Trois C-L n’est plus incontournable pour obtenir des subsides ou bourses de création. Celles-ci peuvent désormais être demandées au ministère de la Culture. À terme, les mécanismes d’aide à la création et à la diffusion devraient être entièrement gérés par une nouvelle institution de type « Art Council » qui coiffera toutes les disciplines artistiques, y compris la danse. Les danseurs et chorégraphes planchent au sein de l’association Aspro sur la question d’une charte pour encadrer les rémunérations, mais on est encore loin d’une normalisation telle qu’elle existe en Grande-Bretagne notamment.
Parallèlement, le ministère de la Culture va lancer cette année un nouveau dispositif d’aide à la structuration de compagnies de danse. Cela doit permettre aux compagnies émergentes de recruter des personnes en charge de leur administration et de leur diffusion, pendant trois ans (renouvelables) et pour un montant maximum de 30.000 euros par an. Bernard Baumgarten estime qu’environ six compagnies répondent actuellement aux critères pour en bénéficier.
Un vivier créatif à décloisonner
Les 200.000 euros annuels que l’État est prêt à injecter dans ce programme montrent que l’option de privilégier une scène chorégraphique indépendante l’emporte sur l’idée de créer une compagnie avec un effectif stable de danseurs. Cette dernière option serait beaucoup plus coûteuse et risquerait d’assécher les financements dédiés à la scène indépendante. Elle aurait toutefois le mérite d’offrir une perspective aux danseurs professionnels, de conserver un répertoire pour les générations à venir et de permettre un travail structuré de médiation auprès du public.
Les arguments pour ou contre l’une OU l’autre option, voire l’une Et l’autre option, n’ont plus fait depuis longtemps l’objet de débat ou d’analyse approfondie susceptible d’éclairer les pouvoirs publics. 25 ans après la création du TDM et à l’heure où la ministre de la Culture s’intéresse au « parent pauvre » de la scène culturelle, il serait peut-être temps de le (re)mettre sur la table.
À ce jour, les efforts du Trois C-L ont essentiellement porté sur la création. Mais tous les danseurs n’ont pas vocation à devenir chorégraphe. Canalisés vers les programmes de subventions qui soutiennent la recherche chorégraphique, certains s’y sont trop tôt brûlé les ailes. Si la scène chorégraphique connaît actuellement une période faste, cela n’a pas toujours été le cas par le passé. Qui plus est, la visibilité pour l’avenir est réduite. Le programme des Émergences, qui a permis l’éclosion d’un beau vivier de personnalités ces dernières années, vient d’être suspendu faute de combattants. Faire émerger des talents est long et aléatoire.
Le Trois C-L est conscient de cet écueil et a commencé à réagir en élargissant son focus. Ces dernières années, des ponts ont été créés avec d’autres expressions de la danse comme le Flamenco (avec le Flamenco Festival d’Esch) ou le hip-hop (avec les Rotondes à Luxembourg). Il existe hors du Trois C-L une scène de la danse, notamment urbaine, très active et talentueuse dans le pays. Le directeur artistique du Trois C-L, Bernard Baumgarten, a fait appel à elle pour sa vidéo-danse célébrant les 25 ans de l’institution. Ce n’est pas anodin.
Partout sur la scène internationale, on assiste à un décloisonnement des disciplines. Les chorégraphies contemporaines d’Anne Teresa de Keersmaeker sont entrées au répertoire de l’Opéra de Paris, Kader Attou met des pointes dans ses spectacles de hip-hop, Akram Khan dialogue avec la star du flamenco Israel Galván et Sidi Larbi Cherkaoui danse avec les moines de Shaolin. Au Luxembourg, Simone Mousset revisite les danses folkloriques, Rhiannon Morgan s’inspire du yoga et le tout nouveau projet de recherche de Jennifer Gohier, que l’on a pu découvrir lors de la soirée anniversaire du Trois C-L en décembre 2019, s’appuie sur le karaté.
Cette ouverture va dans le bon sens à l’heure où le Trois C-L va se devoir s’affirmer comme une Maison de la Danse pour tous. Mais là encore se pose la question des moyens. Pour l’heure, les locaux du Trois C-L à la Banannefabrik – avec trois studios sans fenêtre, dont un seul équipé d’un tapis de danse – sont trop limités pour exploiter pleinement l’énergie de la scène de la danse dans le pays.
À cet égard, il sera intéressant de voir les résultats de la nouvelle étude sur les pratiques culturelles commandée par le ministère. La dernière, qui remonte à 2009, indiquait que 21 % des personnes interrogées pratiquaient la danse en amateur, contre 6 % en 1999. Bien plus que la peinture (16%), la musique (13%) ou le théâtre (4%). C’est dire combien l’environnement multiculturel et multilingue du pays offre un terreau favorable pour un développement durable d’une scène de la danse. À condition de pouvoir le cultiver.
Marie-Laure Rolland
1 commentaire
Excellent état des lieux, qui m’a permis de mieux comprendre la situation de la danse chez nous