Que croire ? Qui croire ? Vaste sujet dont on sent bien qu’il touche une corde sensible pour chacun d’entre nous. Le chorégraphe Giovanni Zazzera parvient à donner forme à cette angoisse existentielle de l’homme contemporain à travers trois petites pièces contrastées et finement ciselées qui forment le projet Triptyque.
par Marie-Laure Rolland
Giovanni Zazzera n’est pas un artiste adepte des lignes droites. Le lauréat du Lëtzebuerger Danzpräis en 2013 poursuit sa carrière sans souci de s’enfermer dans un genre, multipliant les projets collaboratifs (notamment au sein du Luxembourg Collective of Dance ou de la plate-forme Kopla Bunz) et transdisciplinaires. Son Triptyque regroupe ainsi trois créations qui peuvent surprendre par leurs partis pris chorégraphiques très contrastés. Mais par-delà ces différences, il parvient à construire une trame pertinente et stimulante.
Triptyque réunit le solo Negare, le duo (Di)Sperare et le trio Credere, trois pièces d’une trentaine de minutes chacune. On a pu le découvrir pour la première fois dans son intégralité le 18 mars au Centre de création chorégraphique du Luxembourg, qui avait fait salle comble. C’était l’occasion pour ceux qui avaient vu uniquement l’une ou l’autre pièce de les appréhender dans une nouvelle perspective.
Chaque chorégraphie est construite à partir d’une même interrogation de départ : ce besoin que nous avons de croire en quelque chose ou quelqu’un. Giovanni Zazzera ne s’intéresse pas à l’objet de croyance. En revanche, il tente de donner forme aux états émotionnels dans lesquels nous plonge cette nécessité de croire, dans un monde submergé d’informations et de désinformations.
L’imagination au pouvoir
Negare nous entraîne dans un monde à la fois poétique et absurde où règne un personnage qui ne va cesser de se métamorphoser, à mesure que fantasmes ou angoisses semblent prendre possession de son corps. C’est la pièce la plus théâtrale et légère dans sa forme. Elle est portée par le très expressif Alexandre Lipaux avec lequel Giovanni Zazzera avait déjà collaboré dans Until you Fall (2019).
Assis sur une sorte de trône, encadré d’un lampadaire et d’une table sur laquelle est disposé un bouquet de carottes, le danseur observe benoîtement le public, son corps fluet émergeant d’une épaisse couche protectrice de vêtements dont il va progressivement se débarrasser pour se mettre à nu, dans un périple où il ne semble pas trop savoir à quel saint se vouer.
D’emblée, ses œillades vers les spectateurs créent une connexion et il ne nous lâchera plus. Nous voilà dans son monde, sans trop savoir lequel ni où cela va nous mener. J’y ai pour ma part croisé un lapin, un moine bouddhiste, une carotte géante, une vierge dorée. Ce dispositif simple et ludique, un brin foutraque, laisse une grande liberté d’interprétation au spectateur, soulignant la force vitale ou délétère de l’imagination au pouvoir.
Consentement
Les deux autres pièces, (Di)Sperare et Credere, donnent à voir des facettes beaucoup plus abstraites de l’écriture chorégraphique de Giovanni Zazzera, avec la collaboration d’Enora Gemin et Cheyenne Vallejo.
(Di)Sperare met en scène les deux danseuses dans une sorte de transe portée par la musique électronique-acoustique interprétée en live par Damiano Picci – qui a parfois la main un peu lourde à la guitare. La structure minimaliste et circulaire de la pièce est classique, avec ses alternances de désynchronisation et de mouvements à l’unisson, la répétition des gestes et leurs subtiles modulations.
C’est surtout la performance des danseuses qui capte le spectateur. Des transferts invisibles se jouent sous l’impulsion de la puissance motrice de Cheyenne Vallejo à laquelle réagit insensiblement Enora Gemin, deux interprètes de taille assez similaire mais de carrures contrastées sous leur tee-shirt et leur short. Un rapport de force subtil s’établit entre elles, entre autorité et consentement, emprise et autonomie. Elles finissent étendues au sol, où la musique tellurique de Damiano Picci semble vouloir les engloutir, telle une force sur laquelle ni l’une ni l’autre n’ont de prise. Un arrêt sur image où plane l’angoisse existentielle de notre finitude.
Prolifération
La pièce la plus surprenante est Credere, dont l’entrée en matière est très forte. Une musique électronique mystérieuse enveloppe un brouillard d’où émerge un magma de corps mobiles. Les mouvements évoquent on ne sait quelle divinité ou animal mythologique. Des masques de visages humains (signés Delphine Bardot et superbement mis en lumière par Jeff Metten) émergent de ces formes sculpturales. Ils se plaquent sur une entre-jambe, se hissent au sommet d’un corps démesurément grand, surgissent par effraction. C’est grotesque, étrange, fascinant, visuellement puissant.
Le brouillard finit par se lever et le jour se faire sur les danseurs qui doivent sortir de l’ombre, simplement vêtus d’une culotte de couleur chair, comme s’ils quittaient une insondable matrice originelle pour naitre au monde.
Les corps, toujours imbriqués les uns dans les autres, vont progressivement trouver une certaine autonomie – après un passage un peu long et complexe qui manquait de fluidité ce soir-là. J’avoue que cela m’a fait décrocher et que j’ai eu du mal à saisir la suite de la dramaturgie où les informations m’ont donné l’impression de proliférer, noyant le sens sous un discours trop chargé. Mais peut-être était-ce l’effet voulu ?