Le chorégraphe britannique a présenté au Grand Théâtre de Luxembourg Jungle Book Reimagined, une production qui désoriente par la noirceur de son propos emballé dans une mise en scène exigeante pour un jeune public. Mowgli échoue dans cette jungle sur fond de crise migratoire, de réchauffement climatique et de bruits de canons.
par Marie-Laure Rolland
Un jour Akram Khan est devenu papa et ça a tout changé. Ses pièces se sont faites plus ténébreuses, créant une tension entre l’élévation de sa danse et le poids de la responsabilité de transmettre la vie. C’est dans ce chapitre de son oeuvre que s’inscrit Jungle Book Reimagined, où l’on peut voir le troisième élément d’une trilogie autour des défis de notre temps.
Ses pièces jusqu’alors puisaient dans son histoire personnelle et ses racines bangladaises, portées par une spiritualité et un humanisme vibrant. Cela nous a valu des créations inoubliables comme son solo Desh, ses duos Sacred Monster avec Sylvie Guillem et Zero Degrees avec Sidi Larbi Cherkaoui, Vertical Road en collaboration avec le compositeur Nitin Sawhney ou Until the Lions inspirée de l’histoire mythique du Mahabharata.
Giselle (2016), superbement mis en scène pour l’English National Ballet, a créé une rupture de perspective. Revisiter ce ballet classique, dans le contexte de l’industrialisation des pays occidentaux, a permis au chorégraphe de pointer l’exploitation de la main d’œuvre immigrée. Puis il y a eu l’extraordinaire Xenos (2018), dernière longue pièce dansée par l’artiste en solo avec des musiciens. Akram Khan revisitait le traumatisme de la première guerre mondiale pour les soldats issus des colonies britanniques. Jungle Book Reimagined apporte une nouvelle pierre à l’édifice en transposant l’histoire de Mowgli et de ses compagnons dans un monde menacé par le réchauffement climatique, sur fond de guerre et de migration, « parce que tout est lié » dit Akram Khan.
Une humanité à la dérive
Comme toujours avec cet artiste, la production est impressionnante par la mobilisation des moyens et des talents réunis. Mais cette fois, elle ne m’a pas complètement convaincue.
La pièce a été conçue pour un jeune public avec la complicité de la fille aînée de l’artiste, âgée de neuf ans au moment de la création (2022). Pourtant, le chorégraphe n’a pas hésité à produire une pièce particulièrement longue puisqu’elle dure 110 minutes – à haut volume sonore qui risque d’écraser le spectateur au fond de son siège. Un défi pour une génération biberonnée au format de TikTok.
L’atmosphère de fin du monde, entre bruits d’orages et coups de canon, apostrophes de Greta Thunberg et litanie du Kyrie Eleison (« Seigneur, prends pitié »), ne laisse guère de lueur d’espoir à une petite Mowgli qui n’est pas plus acceptée par la jungle que le héros de Kipling. Mais quand celui-ci renvoyait son personnage à une civilisation certes imparfaite, Akram Khan fait réembarquer le sien sur un radeau sans rame, dans une mer sans horizon. Comme s’il était incapable d’imaginer la jeune génération se construire un avenir.
L’entrée en matière de la pièce est spectaculaire. Des projections de dessins animés (Adam Smith) engloutissent des silhouettes de danseurs dans une atmosphère de fin du monde. Un déluge anéantit une ville et projette sur une mer démontée des radeaux de migrants, faisant de Mowgli la compagne d’Aylan et de tous ceux qui ont sombré dans la route de l’exil. La création animée, avec deux écrans de projection transparents qui transforment décors et atmosphères, est l’un des points forts de la pièce.
Réfugiée climatique
Arrivée à terre, Mowgli va devoir trouver sa place dans le clan des loups, grâce au soutien de Baloo, de Bagheera et du Milan qui l’aideront à déjouer les fourberies des singes et du serpent Kaa. Neuf danseurs interprètent tour à tour les différents animaux qui peuplent la jungle. Comme dans le livre de Kipling, ils sont très bavards. Leurs propos sont appuyés par une gestuelle animale suggestive et cocasse, finement écrite et interprétée, portée par une superbe musique (Jocelyn Pook) colorée et baignée de multiples influences culturelles. On peine néanmoins à apprécier pleinement le langage chorégraphique tout en lisant les – trop nombreux – sous-titres.
Le scénario (Tariq Jordan) de la pièce reste assez fidèle à l’histoire de Kipling mais la simplifie de telle sorte que le personnage de Mowgli perd en relief. La fin aussi interpelle. Je n’ai pas trop compris pourquoi, après tous les efforts déployés pour sauver la gamine des pièges de la jungle, ses amis la renvoient à une mort promise. Est-ce de cette jungle dont nous devrions nous inspirer ?