Quelle place pour l’amour romantique dans un monde qui classe les individus selon leur potentiel érotique sur des applications numériques ? La nouvelle mise en scène de Clementine, aussi surprenante qu’efficace, plonge le spectateur au cœur de la difficulté à nouer des liens quand on ne sait plus trop qui on est soi-même.
par Marie-Laure Rolland
Décidément, Rhiannon Morgan aime les « work in progress ». Quand certains finissent une création et passent à la suivante, elle n’hésite pas à remettre le travail sur l’établi et à tenter d’aller plus loin. Elle a aussi la chance d’avoir des producteurs qui la suivent dans cette voie.
C’était déjà le cas avec Ad(h)ara (juin 2021-juin 2023), dont j’ai pu voir deux versions très différentes, à tel point qu’on pouvait s’interroger sur le lien entre les deux.
Pour Clementine, les personnages et le concept développés avec Giovanni Zazzera ne changent pas. En revanche, le travail sur la dramaturgie, la chorégraphie et la scénographie creusent beaucoup plus en profondeur la dimension psychologique du propos. Et de mon point de vue c’est réussi.
D’une pièce légère et assez lisse, on passe à une œuvre plus contrastée, plus sombre aussi, aux multiples facettes. Il y est question de notre besoin de l’autre, mais aussi de la manière dont le regard social façonne et biaise notre propre identité. Ce processus est exacerbé par les nouvelles technologies. Dès lors, comment nouer des liens authentiques et solides ?
Il flotte sur cette pièce de théatre-dansé comme un brin de nostalgie, instillé dès l’entrée en matière. On voit un extrait vidéo du western culte My Darling Clementine (1946) de John Ford, où les héros scellent leur amour pudiquement à la fin du film, les yeux baissés, en promettant de se revoir. Une autre époque ! L’histoire se réouvre d’une certaine manière 80 ans plus tard, dans un plateau de théâtre où Clémentine (Rhiannon Morgan) échange avec Clément (Love Hellgren) par smartphone interposé.
Un parti pris efficace
Un tissu noir sépare la scène et le public en deux. Le parti pris de la mise en scène est osé puisque pour le prix d’un ticket, on ne voit que la moitié de l’histoire, des protagonistes et du travail de mise en scène. Le spectateur est assis soit du côté de Clémentine, soit du côté de Clément. La projection sur grand écran de l’image du smartphone de chaque protagoniste permet de savoir ce qu’il se passe de l’autre côté. Mais la connexion s’interrompt et la machine à fantasmes se met en route.
Chaque spectateur est obligé d’adopter un point de vue et on en perçoit toute la subjectivité puisqu’aucun lien ne nous relie a priori à l’un ou l’autre personnage. Pour ma part, j’étais placée du côté de Clémentine et Clément m’a semblé étrangement silencieux et indifférent, tandis que Clémentine se débattait dans sa rage et son désespoir d’avoir été abandonnée.
Rhiannon Morgan se plaît dans le registre expressionniste. Ses origines grecques s’entendent dans ses accents de tragédienne antique. Son personnage joue sur l’outrance, avec un jeu de métamorphoses (souligné par les costumes de Peggy Wurth) qui explore la manière dont les stéréotypes de séduction ont évolué au fil du temps, entre Telenovela et bal musette. Cela donne du rythme et un côté vitaminé à la pièce. Mais il n’est pas évident de comprendre à quoi cela nous mène.
Le propos se précise dans une deuxième partie, qui nous replace dans un registre davantage contemporain avec un arrangement musical signé Emre Sevindik. Depuis la nuit des temps se pose la question de l’estime de soi dans notre rapport aux autres. Les nouvelles technologies exacerbent ce questionnement existentiel et émotionnel auquel Rhiannon Morgan donne corps avec force. Sa performance est impressionnante. On est dans un registre trash qui n’hésite pas à choquer, soulignant la violence sous-jacente de ces nouveaux outils face auxquels nous sommes particulièrement vulnérables.
Un monde schyzophrénique
Dans cette création, il faut souligner la performance que représente la création vidéo multi-supports de Jonathan Christoph, qu’il gère en live et sur deux plateaux à la fois – le côté de Clémentine et celui de Clément. Il écrit une sorte de troisième récit, en puisant dans les histoires des deux personnages qui s’effacent progressivement pour prendre une dimension plus abstraite. Cet exercice bascule d’une esthétique pop et sympa à un registre beaucoup plus psychédélique, écho d’un monde schizophrénique qui peut nous rendre fou si on n’en trouve la porte de sortie.
Après la première du 6 octobre 2023 au CAPE d’Ettelbruck, la pièce est à l’affiche du centre Opderschmelz de Dudelange le 23 novembre, au Grand Théâtre de Luxembourg les 12 et 13 décembre 2023 et au Trifolion d’Echternach le 14 mars 2024.