Les Aerowaves s’installent au Luxembourg

par Marie-Laure Rolland

Comment bat le pouls de la création chorégraphique européenne? L’une des plate-formes les plus intéressantes pour le savoir est le réseau des Aerowaves, soutenu par l’Union européenne. 33 pays y envoient le meilleur de leur jeune création. Cela représente quelque 600 pièces en compétition, parmi lesquelles 20 sont sélectionnées. Six d’entre elles étaient à l’affiche du Aerowaves Dance Festival Luxembourg 2019. Un excellent cru.

Ambiance de rentrée de vacances au Centre de création chorégraphique de Luxembourg en ce lundi 3 septembre 2019 pour le coup d’envoi du festival. Les visages bronzés et reposés s’embrassent et échangent les dernières nouvelles.  Le soleil qui brille à l’extérieur n’a pas découragé les amateurs de danse d’entrer dans la Black Box. Le festival Aerowaves est une date désormais bien ancrée dans le calendrier culturel du pays.

En maîtres de cérémonie, le directeur du Trois C-L, Bernard Baumgarten et la directrice du centre culturel Neimënster, Ainhoa Achutegui, accueillent les spectateurs et présentent un programme qui se veut fidèle à une ligne artistique validée lors des éditions précédentes. Les pièces retenues sont «en mouvement», c’est-à-dire que leur point fort est le langage gestuel développé par les chorégraphes.

Le Aerowaves Dance Festival Luxembourg ouvre la nouvelle saison de danse (photo: Jonathan Couvent)

«Ce n’est pas forcément ce qui domine aux Aerowaves, où beaucoup de projets s’inscrivent dans le registre de la performance ou du propos conceptuel, mais c’est notre choix. Nous voulons rester accessible à un large public», indique Bernard Baumgarten. L’énergie et l’humour sont aussi au rendez-vous d’un programme qui aura aussi explorer la masculinité en faisant la part belle aux interprètes masculins (avec un total de 15 hommes et 7 femmes sur scène).

On note cette année la carte blanche offerte à la chorégraphe Sarah Baltzinger, qui travaille entre Metz et le Luxembourg. Elle ne fait pas partie des top 20 mais la pièce programmée à Neimënster le 7 septembre, What does not belong to us, a frôlé l’exploit. «Il lui manquait deux points », confie le directeur du Trois C-L qui représente le Luxembourg dans le jury des Aerowaves.

Duo loufoque

La soirée d’ouverture a joué sur le choc des contrastes. À la pièce pop et pétillante Scarabeo, de l’Italien Andrea Costanzo Martini en duo avec Avidan Ben-Giat, a succédé la proposition minimaliste et performative Hyperspace, un solo de l’Australien James Batchelor.

Scarabeo répond tout à fait au cahier des charges des organisateurs. Le duo de danseurs entraîne le public dans une exploration loufoque du mouvement et de ses stéréotypes, en lien avec les émotions ou les situations. Il n’y a pas de narration mais plutôt une succession de scénettes portées par les ruptures d’ambiance sonore, dans un tempo allant crescendo.

« Scarabeo »de Andrea Costanzo Martini (photo: Marco Pavone)

Cela va de la musique de salon à la musique concrète en passant par des touches classiques ou l’électro-pop et nous vaut, entre autres, une séquence de voguing, une plongée sous-marine ou encore une séquence hilarante sur fond de sons mécaniques que n’aurait pas désavoué le Chaplin des Temps Modernes. Les silhouettes contrastées des deux compères – l’un trapu, l’autre filiforme – ajoutent à l’effet comique dans cette pièce interprétée sans fausse note.

Orientalisme

Changement de ton avec James Batchelor dans Hyperspace. Le public qui entre dans la Black Box après l’entracte le découvre à quatre pattes, au centre d’un cercle de lumière. Un collant noir recouvre ses chaussures. Son buste est dénudé. Le danseur se déploie lentement dans l’espace, sur fond de musique électro qui module une ambiance tantôt lègère et planante, tantôt sombre et tellurique.

La première partie de la pièce est tout à fait fascinante. Le minimalisme de la gestuelle contraste avec l’effet visuel obtenu par un jeu d’ombres chinoises. L’orientalisme de cette esthétique est souligné par une sorte de dissociation du corps, avec un bas faussement statique et un haut beaucoup plus mobile. La philosophie du yin et du yang semble ici à l’oeuvre.

Cette pièce de 42 minutes demande non seulement une extrême maîtrise de la part de son interprète, mais aussi une bonne dose de concentration de la part du spectateur qui peut ainsi se laisser porter par son emprise quasi hypnotique.

« Hyperspace » de James Batchelor (photo: Marco Pavone)

Facebook à corps perdu

Changement de décor jeudi 5 septembre. Nichée dans la vallée en contrebas de la forteresse de Luxembourg, l’abbaye de Neumünster accueille le deuxième volet des Aerowaves avec trois présentations à l’affiche.

La révélation de la soirée aura été Likes, une pièce de la chorégraphe espagnole Núria Guiu Sagarra. Cette jeune femme qui vit à Barcelone est à la fois danseuse, professeur de yoga mais aussi étudiante en anthropologie. Dans le cadre de ses études, elle a choisi de s’intéresser au phénomène des « Like » sur Facebook en explorant deux domaines qu’elle pratique : le yoga et la danse. Quel est le secret de ces gamines qui surfent sur une notoriété planétaire grâce à quelques chorégraphies ou enchaînements basiques ? Comment parviennent-elles à engranger des Likes par centaines de milliers tandis qu’elle-même plafonne à quelques dizaines ?

Le spectacle prend la forme d’une conférence TED extrêmement structurée qui mêle l’analyse anthropologique à la création chorégraphique pour amener le spectateur vers ses propres conclusions.

Núria Guiu Sagarra s’adresse au public. Elle est assise à une table derrière un ordinateur, fine silhouette à la chevelure peroxydée. Un long discours d’introduction éclaire le public sur les nouveaux réseaux sociaux et la méthode de l’anthropologie.

« Likes » de Nuria Guiu Sagarra (photo: Marco Pavone)

La démonstration dansée en est le prolongement naturel. Vêtue d’un large tee-shirt et d’un survêtement, la danseuse explique les mouvements vus sur le web, non sans mettre en évidence de manière implicite le langage corporel sexualisé que ceux-ci  dégagent. Buste qui s’ouvre, croupe pointée, jambes écartées. Et surtout, il y a le regard qui ne perd pas le fil de la connexion avec le public.

Dans un troisième temps, la danseuse se prête à un exercice de « Cover Dance », c’est-à-dire qu’elle réinterprète la chorégraphie de base likée par les fans. Les quelques gestes basiques de modern jazz  se métamorphosent en une succession de variations où s’entremêlent les séquences décortiquées précédemment. Les phrases chorégraphiques, pimentées de gestuelle de yoga, sont comme nouées et dénouées, manipulées,  transformées. Les mots ne sont plus utiles pour suivre le fil de la démonstration de celle qui va finir par se mettre à nu, sous les encouragements du public qui n’en attendait pas tant. L’exercice, parfaitement maîtrisé du début à la fin d’un point de vue chorégraphique et dramaturgique, est magistral.

Démonstration par l’absurde

La soirée aura été l’occasion de découvrir la pièce intitulée Jean-Yves, Patrick et Corine, du collectif ÈS, originaire de France. Ces cinq danseurs – Adriano Coletta, Sidonie Duret, Jeremy Martinez, Alexander Standard, Emilie Szikora – veulent eux aussi sortir du lot. Pas pour s’extraire des limbes d’internet et toucher le grand public. Leur ambition, d’une certaine manière, est plus modeste. Ce qu’ils veulent, c’est parvenir à convaincre les jurés des compétitions internationales de danse. Ils connaissent la clé de la réussite : il faut être original, nouveau et authentique. Tout un programme ! Il le déclinent en 55 minutes menées à haut tempo, en maniant avec brio l’absurde et la dérision.

Tout est dans l’excès dans cette pièce portée par la pop jubilatoire du siècle dernier : la répétition des enchaînements, les arrêts sur image, la mobilisation de zones corporelles improbables comme le nez, l’oreille ou la joue. La scène prend des allures de shaker et de centrifugeuse. Elle aspire les danseurs, les secoue un bon coup avant de les éjecter dans les coulisses. Ceux-ci affichent un sourire imperturbable. On y verra un clin d’œil nostalgique au ballet classique, ou un référence ironique aux nouveaux canons imposés par le web, comme on l’aura compris après avoir vu la pièce de Núria Guiu Sagarra.

« Jean-Yves, Patrick et Corinne » du collectif Es (photo: Christian Rausch)

C’est jubilatoire mais on en sort un peu essoré. Faut-il vraiment aller aussi loin dans la performance physique pour convaincre ? Quelle peut être l’espérance de vie artistique de ces excellents interprètes ? Force est de constater que le jury des Aerowaves a « liké » puisqu’ils ont été sacrés parmi le Top 20 européen.

Le marathon de cette deuxième journée aura aussi permis de découvrir sous la verrière de l’abbaye de Neumünster la sortie de résidence de la chorégraphe grecque Sofia Mavragani, en collaboration avec la danseuse et chanteuse Ionna Paraskevopoulou. Son travail de recherche, qu’elle a pu développer pendant deux semaines au Luxembourg, porte sur les performances vocales et la manière dont celles-ci sont impactées par le mouvement. Une exploration qui n’est pas sans rappeler les dernières pièces de Anne-Mareike Hess, Warrior, ainsi que celle de Tania Soubry et Catherine Elsen, Soul-Scapes.  Le corps est une caisse de résonnance qui intéresse manifestement de plus en plus de chorégraphes.

Le spectre de notre passé

Le troisième volet du festival, vendredi 7 septembre, s’est maintenu à un excellent niveau. Pas de révélation choc, comme on a pu en vivre le jeudi avec Likes, mais on aura pu découvrir la diversité de la création chorégraphique contemporaine.

La chorégraphe de la Grande Région, Sarah Baltzinger, a bénéficié d’une carte blanche des organisateurs pour présenter What does not belong to us dans le cadre des AerowavesDepuis la résidence au Talent LAB du Grand Théâtre de la ville de Luxembourg en juin 2018, où la jeune artiste a bénéficié du parrainage de Gabriela Carrizo et Franck Chartier de la compagnie Peeping Tom, la pièce s’est remarquablement développée.  Il s’agit du premier volet d’un travail de Sarah Baltzinger sur la question de l’héritage et de la transmission. On y retrouve l’énergie explosive de la précédente pièce, Fury, mais davantage canalisée et maîtrisée.

« What does not belong to us » de Sarah Baltzinger (photo: Marco Pavone)

Deux danseurs – Rémi Bernard et Nick Liestal – sont sur scène dans cette pièce de 25 minutes portée par la musique de Guillaume Jullien qui alterne entre techno brute et électro planante. Le rythme porte les pas autant que les flux d’émotions qui circulent sur la scène, sous l’effet des mouvements et des trajectoires. Les corps marchent, courent, sautent, sursautent, se plient, se désarticulent, chutent, se saisissent à bras le corps. De prime abord, les danseurs évoluent à l’unisson. Leurs pas et gestes sont synchronisés –  avec très peu de fausses notes même si le duo est un nouveau casting qui aurait gagné à avoir plus de temps pour prendre possession de cette chorégraphie techniquement  exigeante .

Au fil de la pièce, un décalage se fait jour. Jamais les danseurs ne se regardent. Ils dansent l’un à côté de l’autre, plutôt qu’ensemble. Ils sont proches et distants à la fois. Indissociables et différents. Le décalage devient manifeste lors d’un passage au cours duquel l’un des danseurs reste allongé au sol tandis que l’autre se détache et évolue dans une gestuelle qui le métamorphose en créature psychédélique, où l’on peut voir une incarnation de ce What does not belong to us suggéré par le titre de la pièce. Cette créature n’est-elle pas cet héritage du passé, familial ou autre, que chacun porte en lui consciemment ou inconsciemment ? Savoir la débusquer, c’est peut-être s’offrir la chance d’une renaissance, comme peut le laisser penser la pulsation vitale de la dernière scène.

Un faune néo-expressionniste

« Somiglianza » de la compagnie KOR’SIA (photo: Yohan Terraza)

L’autre très belle découverte de la soirée aura été Somiglianza (Similitude, en français) de la compagnie italienne Kor’Sia, interprétée par les deux chorégraphes Mattia Russo et Antonio de Rosa avec Astrid Braming, Alejandro Moya et Giulia Russo. Cette chorégraphie sur la musique de « L’après-midi d’un faune », de Claude Debussy, nous propose une réinterprétation de cette pièce culte portée au panthéon de la danse par Nijinsky.

La trame de l’oeuvre originelle est respectée mais le jeu des costumes, des maquillages et du langage chorégraphique forme un nouveau tableau au carrefour des influences classiques, expressionnistes,  pop et queer. Le faune vêtu de dentelle blanche et de parure à fleurs dialogue avec des nymphes en maillots de bain moulants et scintillants. Le mélange des genres, au propre comme au figuré, se joue langoureusement dans un abandon subtilement chorégraphié.

Parcours du combattant

« Homo Furens » de la compagnie Plan K (photo: Marco Pavone)

Finalement, Homo Furens de la compagnie Plan-K de Filipe Lourenço n’est pas une chorégraphie qui fera date. Cinq interprètes – Youness Aboulakoul, Stéphane Couturas, Jérémy Kouyoumdjian, Sylève Lamotte, Rémy Leblanc-Messager – se donnent sans compter dans cette pièce très physique qui s’inspire des parcours du combattant très en vogue dans certains milieux masculinistes. Ils sont détournés de manière assez habile en matériau de danse qui joue sur les répétitions et les variations pour créer une nouvelle alchimie de groupe. Au-delà de la performance, il a manqué ce soir-là aux danseurs un poil de différenciation dans leur interprétation. Cela aurait donné davantage de relief à la pièce et de prise au spectateur.

Toujours est-il que l’atmosphère décontractée et la qualité du programme auront fait des Aerowaves 2019 une très belle entrée en matière dans la nouvelle saison de danse au Luxembourg.

Marie-Laure Rolland

Le détail du programme des Aerowaves Dance Festival Luxembourg 2019 est à découvrir ici.

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