Être sélectionné pour participer au programme des Emergences, c’est un peu comme tirer un numéro gagnant au loto. Pas forcément le gros lot, car le budget n’est pas faramineux, mais il s’agit pour les jeunes chorégraphes d’une opportunité exceptionnelle de travailler pendant une année dans le cadre professionnel du Trois C-L , avec le conseil d’un artiste confirmé (cette année la Française Camille Mutel) et devant un public curieux de s’ouvrir à de nouveaux horizons. Autant dire qu’il ne faut pas manquer sa chance.
Pour cette cinquième édition, quatre propositions ont été retenues. Différentes dans leur format – du solo de Georges Maikel Pires Monteiro aux duos de Tania Soubry/Catherine Elsen, Maria Cipriano/Katia Benbelkacem, Annick Schadeck/Teresa Lucia Forstreuter – elles sont aussi contrastées dans leur esthétique et dans leurs thématiques.
Il est réjouissant de constater la diversité de la création contemporaine «made in Luxembourg». Mais il faut bien dire aussi que la soirée révèle, sans filtre, la différence de maturité dans la maîtrise du travail chorégraphique. En ce sens, certains se trouvent exposés peut-être prématurément au regard du public alors que le processus de maturation n’est pas abouti.
De l’art de savoir se «vendre»
La difficulté supplémentaire des Emergences est que les chorégraphes doivent travailler sur deux formats de production. A côté de la création de maximum 20 minutes, un «teaser» de sept minutes est présenté une semaine plus tôt, lors de la soirée Prélude au Cercle Cité de Luxembourg. Comme l’explique le directeur artistique du Trois-CL, Bernard Baumgarten, il s’agit de préparer les artistes à gérer ce genre de petit format qui va leur permettre de se «vendre» dans des manifestations comme la Tanzmesse de Düsseldorf, où sont réunis les programmateurs des scènes internationales.
L’initiative est intéressante voire importante, mais elle est à double tranchant. Cette saison, on peut dire que seul Georges Maikel Pires Monteiro est parvenu à se sortir haut la main de l’exercice du format «teaser», en créant une petite pièce ad hoc dont la dramaturgie fonctionnait en tant que telle. Les autres chorégraphes avaient plutôt présenté des extraits qui ne laissaient pas entrevoir la richesse de leurs propositions. Pour l’une des pièces, à une semaine de la première, la création musicale n’était encore en place.
Métamorphose
C’est Georges Maikel Pires Monteiro qui a ouvert le bal de la soirée Emergences avec !Maki ?! , une pièce dont il est aussi l’interprète. Il y exprime les affres du doute avec lequel il doit vivre dans son travail d’artiste, doute qui le torture, l’entrave, le force à se métamorphoser pour trouver des échappatoires et pouvoir s’exprimer.
La pièce frappe par sa puissance visuelle et émotionnelle, mais aussi la virtuosité de ce danseur athlétique et souple, dont le travail sur le haut du corps – bras, torse, tête – crée un langage d’une grande intensité, en phase avec son propos.
!MAKi ?! s’ouvre sur une silhouette monumentale, toute de noir vêtue, le visage masqué par une sorte de chapeau fait d’un amas de tulle noire. Cette sculpture progressivement s’anime jusqu’à laisser le danseur sortir de la camisole de cette robe-prison, descendre d’un piédestal et faire ses premiers pas, vêtu d’un short et d’une chemisette, dans une gestuelle mi-animale (on pense au faune de Nijinski) mi-monstrueuse. Les séquences vidéo qui alternent avec les séquences dansées, les superbes masques, la création lumière et sonore (signée Eric G Foy et Edson, cousin du chorégraphe) concourent à baliser un chemin qui doit permettre au danseur en devenir de s’émanciper de ses démons. Hormis un passage un peu long en troisième partie, cette première création du jeune chorégraphe est très prometteuse.
Les affres de la maternité
Des doutes, il y a en a aussi dans Metkoub?, une pièce de théâtre-dansé déjantée, drôle et cynique à la fois, qui traite de manière originale d’un thème qui n’est pas souvent abordé par les chorégraphes, celui de la maternité. Il peut y avoir la joie de la maternité, mais aussi l’angoisse de donner la vie à un enfant dans le monde de Trump et du réchauffement climatique. Pour une danseuse se pose aussi la question de la manière de se réapproprier son corps après une grossesse. Comment parler de cela chorégraphiquement ?
Maria Cipriano, qui vient d’être maman, dialogue avec Katia Benbelkacem, qui ne l’est pas. Cela en détournant sans vergogne des images de l’iconographie bien ancrées dans nos esprits comme dans nos traditions. L’état de grâce de la maternité peut aussi être l’état de grasse…
Ainsi cette scène on l’on découvre Maria Cipriano de dos, allongée nonchalamment telle une Odalisque sur une table à roulette. Au micro, sa partenaire harangue le chaland pour nous vendre cette « championne » de 80 kilos et la qualité de sa production laitière. Elle fait pivoter la table où l’Odalisque actionne sans passion son tire-lait sur une musique de fête foraine. Le ton est donné.
La dramaturgie de la pièce est bien rythmée, bien ficelée, jouant sur l’effet de surprise et l’esprit foutraque, tout en convoquant la vidéo (une très belle création de Chloé Dupeyrat tournée en grande partie sous l’eau) et des objets de scénographie pour ouvrir le champ du sensible. L’histoire ne dit pas si l’accouchement s’est fait dans la douleur. Le bébé en tous les cas est réussi.
Les couleurs de l’âme
Tania Soubry n’en est pas à sa première création puisque sa première pièce remonte à 2003. Soul-scapes est toutefois le premier projet qu’elle réalise avec l’artiste pluridisciplinaire Catherine Elsen. La fausse simplicité de cette pièce ne résiste pas à un regard attentif. A tel point que c’est peut-être ce trop plein qui déstabilise, cette impression que les artistes ont voulu concentrer en 20 minutes des réflexions qui partent dans différentes directions, tout en brouillant les panneaux de signalisation qui permettraient de s’y retrouver.
Elles convoquent le cosmos (suggéré par le casque d’astronaute avec lequel Tania Soubry entre sur scène) mais aussi les rituels (la coiffe de plumes de Catherine Elsen, leurs postures de prêtresses antiques levant les bras au ciel), dans une sorte de va-et-vient entre physique et métaphysique. Les costumes, signés Michèle Tonteling, contribuent à semer le trouble, mêlant esthétique pop et références new age dans un syncrétisme qui n’est pas sans pertinence au regard du monde dans lequel nous vivons.
La gestuelle lente, fluide, souvent en miroir, est rythmée par un travail vocal remarquable. Leurs mélopées jaillissent du fond de leurs entrailles, dans les aigus pour Tania Soubry, les graves pour Catherine Elsen. Cette texture se combine aux mouvements pour leur donner une sorte de supplément d’âme. Un pari audacieux qui parvient à éviter l’écueil du grotesque grâce à l’engagement sans réserve des interprètes et à leur complicité manifeste.
Balance des flux
Annick Schadeck avait fait un début remarqué aux Emergences lors de l’édition 2015. D’Steck évoquait avec piquant la métamorphose d’une business woman stressée qui dévoilait progressivement une anatomie de poule. Sa nouvelle pièce, Continuous file, laisse davantage dubitatif. Comme si la chorégraphe n’était pas arrivée à aller au bout d’un projet ambitieux puisqu’il intègre la présence de deux musiciens sur scène (Timo Vollbrecht au saxophone et Keisuke Matsuno à la guitare).
Le début de la pièce n’est pas sans faire singulièrement écho à la toute récente création d’Andrea Rama présentée au Trois-CL en novembre dernier, 3,14π . Annick Schadeck et sa partenaire Teresa Lucia Forstreuter courent en cercle et à l’unisson, un jogging à la rythmique régulière qui parfois se module d’une variation. Alors que le chorégraphe se concentrait sur la notion de course, d’effort, Annick Schadeck, elle, explore la question des interactions entre deux êtres en mouvement, en dialogue avec la musique. Or force est de constater que la résonnance ne parvient pas à se mettre en place. Probablement parce que la musique, beaucoup trop présente, écrase le langage gestuel. La bonne interaction entre les danseuses ne parvient malheureusement pas à rétablir la balance.
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