Ils sont frères et partagent une même passion pour la danse. Christian et François Ben Aïm ont créé leur compagnie en 1997. Avec une vingtaine de pièces à leur répertoire, ils se sont fait un nom sur la scène chorégraphique nationale. Il se font plus rares à l’étranger. Nous avons pu les rencontrer au Théâtre d’Esch-sur-Alzette en marge de la présentation de Brûlent nos cœurs insoumis pour comprendre ce qui fait l’alchimie de leurs créations.
Le titre entre en résonance avec l’actualité des Gilets jaunes en France mais non, cela n’a rien de politique ! Brûlent nos cœurs insoumis a été créée en 2017 et touche au domaine de l’intime. Quatre personnages nous parlent de ces liens fraternels qui nous soutiennent et nous entravent à la fois, que l’on recherche et que l’on fuit, qui peuvent nous pousser au meilleur comme au pire. Ils explorent ce qu’est la fraternité, l’être ensemble, le rapport à l’autre.
Une figure insoumise, incarnée par le jeune et remarquable Félix Héaulme, tente de trouver sa place dans cette fratrie imaginaire portée par la musique d’Ibrahim Maalouf jouée sur scène par le quatuor Voce avec Sarah Dayan et Cécile Roubin aux violons, Guillaume Becker à l’alto, Lydia Shelley au violoncelle, mais aussi l’excellent Geoffroy Tamisier à la trompette et aux percussions.
La pièce démarre lentement, dans une pénombre qui rend les personnages indifférenciés et peine à créer une véritable tension. Les formes bougent sous la contrainte d’un espace délimité par des tiges de bois figurant une maison. L’éclairage alternatif, avec ses successions de lumière et de nuit, arrête le temps sur des séquences de la vie ordinaire : partager un repas, un deuil, la fête, le départ vers l’inconnu, le retour au bercail. Banalité du quotidien où germent l’amour et la discorde, la tendresse et la violence, ce qu’illustre un langage chorégraphique contemporain qui lui-même n’a rien de très inventif.
Puis vient une rupture fracassante surgie de nulle part, qui secoue les personnages autant que les spectateurs. Du sable rouge s’abat en masse du ciel sur la table familiale à laquelle sont attablés les quatre personnages. Tout est à recomposer mais une nouvelle lumière éclaire la pièce. Chacun semble désormais pouvoir se différencier à travers une succession de solos et de duos très réussis, beaucoup plus incarnés. La force gravitationnelle centrée sur la fratrie va se remettre en place, mais comme allégée.
Créer dans le va-et-vient
«La question du lien fraternel est un fil rouge dans notre travail », explique l’un des frères lors de notre entretien après le spectacle. Au fait, qui est Christian Ben Aïm ? Qui est François ? Sourire complice entre eux. La question doit leur avoir été posée mille fois. Il faut dire qu’un indéniable air de parenté peut semer le trouble. « Moi c’est Christian » dit notre interlocuteur à gauche en essuyant de la main une goutte qui s’échappe de ses cheveux tout juste douchés après la représentation. Il est plus jeune, plus massif, plus volubile aussi. C’est lui qui répond le premier aux questions.
François Ben Aïm, appuyé sur le dossier de sa chaise, écoute avec attention. Ses remarques se posent dans le fil de la discussion comme pour ajouter du relief aux phrases de son frère : « Nous créons dans le va-et-vient. C’est un questionnement constant sur la forme à créer. Elle naît de nos réflexions réciproques, de l’accumulation des éléments qui en sortent ». N’y a-t-il jamais de désaccord, de moment où cela va au clash ? « Dans l’ensemble les réflexions de fond vont dans le même sens », confie-t-il, ce que confirme un hochement de tête de son frère.
Avec Brûlent nos cœurs insoumis, les artistes reviennent à une ligne davantage narrative de leur œuvre qui a aussi exploré des territoires plus abstraits. La pièce, très structurée, a été écrite en collaboration avec le dramaturge Guillaume Poix de manière à créer un canevas qui serve de base au travail du compositeur. « Nous sommes partis du principe de motif, de récurrence dans la vie, avec les moments qui reviennent. La musique souligne les ambiances avec le quatuor de cordes pour le volet plus terrien et la trompette qui est comme un souffle au-dessus des cordes », explique Christian.
Une énergie différente
Les deux frères n’avaient plus dansé ensemble sur scène depuis 10 ans. L’exercice est difficile puisqu’il n’y a pas l’œil extérieur qui garde une vue distanciée sur la création, mais ils ne regrettent pas ce choix : « Être ensemble sur le plateau apporte une énergie différente qui se transmet aux autres interprètes », estime Christian. Avec une vingtaine de pièces à leur répertoire et un corps qui n’est plus en mesure de rivaliser avec les performances des deux plus jeunes partenaires de la pièce, leur envie de danser est toujours vive : « c’est un accomplissement plus complet de porter nous-même nos pièces », confient-ils. Le dictat du temps qui passe, manifestement, n’est pas prêt de les soumettre.
Marie-Laure Rolland