Il y a des réalités qu’on préfère glisser sous le tapis. Mais les non-dits qui s’accumulent un jour débordent, comme un flux irrépressible qui doit sortir faute de quoi tout risque d’exploser. C’est cette intensité que fait ressentir Papaya, la performance de Jennifer Lopes Santos et melissandre varin autour des « eaux troubles afro-diasporiques ».
Par Marie-Laure Rolland
Les artistes se découvrent dans un espace plongé dans la pénombre, cernées de tous les côtés par les ombres des spectateurs et les voiles transparents suspendus au plafond, où se reflètent des éclats de lumière.
Il y a une silhouette prostrée, engloutie sous un tas de bandelettes de tissu bleu, la tête entravée par un masque de cordages.
Et il y a une personne qui marche, torse nu, hiératique, portant telle une offrande un bocal rempli d’eau qui semble résonner par vagues dans la musique électronique signée Eric G. Foy. Iel avance dans un flux de paroles diffusé par haut-parleurs et dont le sens nous échappe – à la manière de l’écriture automatique.
C’est ainsi qu’on pénètre dans l’univers de Papaya, imaginé par deux artistes pluridisciplinaires afro-descendantes. Jennifer Lopes Santos est basée au Luxembourg. melissandre varin (artiste non binaire qui écrit son nom sans majuscule) vient de Grande-Bretagne. Le lieu de leur performance conjointe est cérémoniel, intime, étrange.
Une heure plus tard, la messe est dite au terme d’un voyage intense et mystérieux offert au regard des spectateurs. Un parcours semé d’images extrêmement fortes, dérangeantes, touchantes. Il y a la masse de bandelettes bleues qui se lève et s’agite, telle une mer hantée par quelque esprit englouti. Le sexe qui laboure le sol dans une transe dont on ne sait si elle est extatique ou vengeresse. Le versement d’un pot de terre sur la silhouette dénudée qui devient sculpture de glaise, telle l’Adam de la Genèse lorsque tout restait encore à écrire. Les visages asphyxiés sous leurs masques. La tendresse de deux corps enlacés. Le face à face silencieux et intense de deux êtres à la croisée des chemins.
Dans cette cérémonie, les artistes exposent leur vulnérabilité, les démons qui les hantent, leur quête d’amour, leurs chemins de guérison d’une identité aux prises avec tout un tas d’injonctions, de discriminations, d’aliénations conscientes ou non. C’est une mise à nu très personnelle, qui a requis du temps et la présence d’un « spiritual creative care coordinator ».
Transformation
Difficile dans ces conditions de parler de spectacle, même s’il y a une mise en scène soigneusement étudiée (le jeu de lumières fluide signé Nina Schaeffer, les couleurs et la spiritualité de la musique de Eric G Foy, le choix des textures pour la scénographie et les costumes).
Le public est invité moins comme spectateur que comme témoin de l’accomplissement d’un long processus de transformation intime. Cela peut agir comme une catharsis sur les personnes qui ont subi les mêmes traumatismes. Pour ma part, j’ai vu dans cette invitation une marque de confiance dans ma capacité à respecter cette intimité, à l’accueillir avec empathie, à la faire résonner au regard de mon propre vécu de personne blanche non racisée au Luxembourg – ce qui n’exclut pas d’autres biais de discrimination.
C’est aussi une marque de confiance des artistes dans leur propre capacité à faire bouger les lignes par leur force créative. Une proposition de catharsis collective.
Individu vs communauté
Ce qui m’a frappée dans cette performance est le peu d’interactions entre les artistes sur scène. Ce sont deux petites planètes isolées dont la trajectoire vient brièvement se rencontrer avant de s’éloigner à nouveau. Tandis que melissandre puise sa force dans une spiritualité qui l’élève au-dessus des zones de trouble, Jennifer s’émancipe de forces beaucoup plus terre-à-terre.
Ce choix dramaturgique est aussi surprenant que fort. C’est généralement l’individualisme croissant de nos sociétés qui est déconstruit dans les créations contemporaines, avec en contrepoint le besoin de chacun de trouver sa place au sein du collectif, l’aspiration à faire d’une certaine manière communauté. Je pense par exemple à la très belle pièce d’Anne-Mareike Hess, Weaver, un exercice d’émancipation où les trois interprètes sur scène finissent par se rejoindre dans une lutte conjointe contre les structures patriarcales.
Ici, les artistes partagent un même conditionnement lié au racisme structurel à l’œuvre dans la société. Mais on voit que chacun.e porte aussi son propre vécu, sa propre personnalité qui ouvrent sur des trajectoires différentes. Leur altérité est assumée jusqu’au bout, je dirais presque sans compromis. En ce sens, on peut aussi voir dans Papaya un questionnement sur la place de l’individu face aux injonctions communautaires qui peuvent aussi porter en elles un potentiel d’aliénation.